À l’occasion de la troisième édition de la foire d’art contemporain 1-54 Marrakech, les artistes marocains Amina Agueznay et Hicham Benohoud sont présentés côte à côte au Riad El Fenn Marrakech, dans une exposition organisée par la Loft Art Gallery, du 19 février au 23 mars 2020 ; Moroccan Landscapes.
Pour The Art Momentum, Charlotte Lidon choisi de faire dialoguer les deux artistes autour de leurs pratiques respectives du tissage sculptural de la laine et de la composition d’environnements photographiques ; deux manières de mettre en scène les divers paysages culturels et traditionnels du Maroc. Ils répondent à ses questions sur leur pays, leurs engagements artistiques, les savoir-faire ancestraux, leurs transmissions et leurs réinterprétations dans le champ de l’art.
Charlotte Lidon : Vos pratiques artistiques et vos œuvres font systématiquement référence à la vie au Maroc, sa culture, son environnement, sa population. En quoi votre pays est-il une source d’inspiration inépuisable pour vous ?
Amina Agueznay : Le Maroc ne cesse de me surprendre. Je suis curieuse de nature, j’aime travailler sur le terrain et partir à la rencontre des gens. Chaque voyage que je fais me permet de découvrir une particularité régionale de mon pays. Lors de mes déplacements, je me nourris des paysages qui m’entourent mais aussi des rencontres que je fais tout au long du parcours. La recherche perpétuelle des techniques artisanales qui sont utilisées pour la réalisation de mes œuvres me permet d’être mise en relation avec de nombreuses personnes fortes de savoir-faire. Ensemble, nous allons de l’avant, poussées par une énergie commune dont l’aboutissement est la réalisation sans cesse renouvelée de nouveaux projets.
Hicham Benohoud : En tant qu’artiste, je suis sensible à mon environnement. Ma série fondatrice est La salle de classe. Inconsciemment, depuis que j’ai été professeur d’arts plastiques, le premier « réflexe artistique » était de photographier mes élèves que je côtoyais tous les jours pendant treize ans. Le jour où j’ai quitté l’enseignement, je me suis retrouvé « orphelin » de mes élèves. C’étaient les seuls « sujets » que je prenais en photo. Comme je n’avais plus ces « modèles », j’ai tourné mon appareil photo sur moi-même en réalisant ma deuxième série regroupant trente autoportraits ; Version soft. Ces photos me représentaient seul, en buste. La majorité de mes projets artistiques suivants évoquent le Maroc ou ma ville natale Marrakech comme par exemple Landscaping, The hole ou Acrobatie. Quand on voit le jour dans un pays comme le Maroc, on ne peut pas s’empêcher de l’évoquer, l’observer, le photographier, etc.
C.L. : L’exposition s’appelle Moroccan Landscapes et rassemble des photographies de votre série Landscaping, Hicham Benohoud, avec plusieurs de vos sculptures de laine, Amina Agueznay. En quoi vos œuvres, aux formats pourtant différents, ont un lien direct avec le paysage ? Et le paysage marocain en particulier ?
H.B. : La diversité des paysages marocains est incontestable. Cela va des montagnes neigeuses aux dunes de sable du désert. Pour ma part, j’étais plus sensible aux paysages du sud, entre les montagnes et le désert. Un paysage aride, hybride, sans identité, un no man’s land. On y trouve des montagnes, des roches et des pierres. Beaucoup de minéral et peu, voire aucun végétal. Un paysage sans vie, ou presque. Il n’y a pas qu’un seul Maroc mais des Maroc. Il peut être représenté par différentes scènes de genre. Pour ma série Landscaping, c’est le paysage qui était le sujet principal.
A.A. : Mes œuvres peuvent être assimilées à des paysages de différentes manières. Je parle d’ailleurs souvent de cartographies à l’intérieur desquelles le geste créatif est montré au monde. Déjà dans les œuvres Bruits et Constructions, le paysage est perceptible. En effet, chacun des modules représente une particularité géographique du tissage marocain et j’aime associer ces œuvres à une sorte d’encyclopédie ou cabinet de curiosités de l’art textile au Maroc.
J’ai aussi pensé l’œuvre Wainscott qui est présentée à El Fenn comme un paysage de laine créé pour un espace public avec ses perspectives, ses lignes, ses surfaces planes, ses volumes, sa texture, son odeur qui se transforment en matière. L’œuvre elle-même se présente au spectateur comme un espace immersif, un océan de matière créé spécialement pour le lieu. Je m’interroge sur la manière dont le « promeneur » va traverser cet espace et la perception qu’il aura de l’œuvre. Ici, point de ligne d’horizon, mais des volumes qui accrochent le regard.
C.L. : Le bâti est présent dans chacune de vos œuvres. Amina, vous avez exercé le métier d’architecte à New York pendant une dizaine d’années. Cette formation influence largement votre travail encore aujourd’hui, notamment dans la conception même de vos œuvres que l’on qualifie souvent de « parures de mur ». Hicham, la mise en scène de vos photographies fait souvent appel à des professionnels du bâtiment. Que représente ce bâti pour vous ?
A.A. : Je suis effectivement plus à l’aise lorsque je dois créer une œuvre pour un espace précis. J’aime le côté grande échelle qui me permet de me déployer dans l’espace. Je reviens à l’environnement immersif. J’aime également réarticuler mes œuvres dans des espaces différents, changer d’échelle. Par exemple, avec ma série Constructions composée de modules carrés, je crée des environnements de matière à plus petite échelle. Lorsque j’investis un espace avec une œuvre monumentale telle que Ankabouth, la gestion du projet est similaire à celle d’un projet architectural ; je dois m’entourer d’une équipe d’ingénieurs, designers, et artisans. Pour Ankabouth, il y a eu six mois de production et 2 mois d’installation.
H.B. : Dans ces paysages désertiques et inhabités, j’ai tenté de construire des murs provisoires, des murs sans fondation, à l’équilibre fragile, des murs qui sont détruits aussitôt après avoir été construits. J’ai aussi carrelé le désert. Tout est temporairement posé, rien n’est fixé indéfiniment. Il s’agit de structurer et d’architecturer un paysage rude, indomptable ; le paysage est une métaphore d’une société aux chantiers multiples. L’implication des professionnels du bâtiment (maçons, peintres, carreleurs, etc.) était nécessaire pour des raisons techniques mais aussi symboliques. Il ne fallait pas bricoler mais construire réellement, dans les règles de l’art pour les besoins de la prise de vue. La destruction de mes interventions artistiques vient inéluctablement juste après.
C.L. : Nous parlions de la place que tient l’architecture dans vos œuvres. Cela implique l’intervention de corps de métiers divers. Les maîtres artisan.e.s couturières pour vous Amina, et les maçons dans le cas de Hicham. Quelle place donnez-vous au travail collectif ? Ces corps de métiers sont-ils simplement exécutants ou interagissent-il avec vous quant à la conception de l’œuvre ?
H.B. : Il est de plus en plus difficile, quand on est artiste, de travailler seul. Le plus important c’est le projet, l’idée. Pour les réaliser, on est obligé de travailler avec d’autres personnes car l’artiste, de nos jours, n’est pas formé à toutes les techniques. Dans le cas de Landscaping, j’ai fait appel à plusieurs corps de métiers. Dans ma démarche, je ne donne pas libre cours à l’imagination et aux propositions des artisans. Je décide de tout, c’est un choix. Parfois ils ont du mal à comprendre comment je peux détruire leur mur en quelques minutes, alors qu’ils ont mis deux ou trois jours à le construire dans des conditions climatiques extrêmes. Contrairement à d’autres artistes qui collaborent réellement avec d’autres personnes, ma démarche se veut délibérément radicale. C’est le regard que je porte sur la société, sur le monde.
Pour The hole par exemple, j’ai fait appel à des professionnels du bâtiment pour creuser, faire des trous dans les murs, et recarreler les sols des maisons. J’ai fait aussi appel à un restaurateur des monuments pour évaluer l’état des parois des maisons que je creuse pour ne pas tomber sur des égouts ou sur des murs porteurs. Son expertise m’était indispensable. Au fond de moi, j’aurais aimé faire tous ces travaux tout seul mais je n’ai ni les compétences ni la force physique. Cela est très handicapant pour moi car cela nécessite un budget de production conséquent, ce qui me limite un peu dans le nombre de séries à produire et donc m’empêche parfois d’épuiser tout mon potentiel imaginaire. Cette contrainte m’oblige à trancher dans tous les choix qui s’imposent à moi et d’en sortir avec l’essentiel.
“Ce qui m’importe dans le travail collaboratif c’est le processus, c’est-à-dire toutes les histoires tissées avec les personnes impliquées […] Ces histoires sont souvent plus importantes que l’œuvre finie.”A. Agueznay
A.A. : Après une formation d’architecte obtenue aux Etats-Unis j’ai par la suite souhaité me former en tant qu’artisan créateur de bijoux. Une fois de retour au Maroc j’ai rapidement réalisé que je voulais continuer cette collaboration, cet échange avec des maitres artisans détenteurs de différents savoir-faire comme la bijouterie, le tissage tapis, le travail du bois, du cuir, la vannerie, etc., pour créer des structures micro et macro faites à la main.
J’ai d’abord commencé par animer des ateliers pour le compte d’agences gouvernementales, pour innover l’objet artisanal, pour identifier les savoir-faire et les mono artisans avec qui je souhaitais collaborer. Animer pour moi veut dire échanger des informations, des savoirs, se compléter. Cela dit, il y a plusieurs types de collaboration. Elles peuvent être exécutantes ou lorsqu’il s’agit de l’animation d’un atelier, sa restitution devient œuvre. Dans ce cas, et ceci est très important pour moi, les noms des artisanes figurent à côté du mien sur les cartels. J’anime également des ateliers pour produire des installations à grande échelle ; Skin et Bruits sont deux installations textiles que je considère comme des collages de matières, produites à Bouznika et à Assilah. Avec mon approche axée sur le processus, j’encourage les artisanes à voir et à travailler la matière d’une manière différente ; je leur donne l’occasion de transformer cette matière en « matter », en leur propre matière (et non un produit fini), en utilisant leurs savoir-faire tels que le tricot, le crochet, certains travaux d’aiguilles, etc. Dans l’œuvre Bruits, j’ai animé l’atelier mais il était important pour moi de produire également. Ce qui m’importe dans le travail collaboratif c’est le processus, c’est-à-dire toutes les histoires tissées avec les personnes impliquées dans la production des différents projets auxquels je participe. Ces histoires sont souvent plus importantes que l’œuvre finie.
C.L. : A notre époque où le numérique envahit le quotidien, où nous sommes constamment sur les ordinateurs et les téléphones portables, vous avez choisi de privilégier le travail manuel pour la réalisation de vos œuvres. Les photos de Hicham semblent photoshopées alors qu’au contraire, ce sont bien les interventions matérielles qui sont au centre du processus créatif. Idem pour vous Amina qui réalisez des œuvres monumentales avec lesquelles les spectateur.rice.s entretiennent une relation bien physique. Quelle dimension donnez-vous aux gestes manuels dans votre pratique artistique ?
H.B. : Malgré le fait que je travaille avec des corps de métier, les gestes manuels restent pour moi indispensables à la création. Je construis tout seul et je ne fais appel à d’autres que quand je suis limité techniquement ou alors pour m’aider dans la logistique. Enfant j’aimais déchirer, coller, plier, détruire, froisser, etc. Et c’est ce que je continue de faire, à une autre échelle, en réalisant une grande partie de ma création. J’ai besoin de mes mains pour mieux ressentir le monde.
A.A. : La répétition du geste manuel est au centre de mon travail. Il y a aussi les personnes qui écrivent les textes qui accompagnent les œuvres. Dans le cas de Bruits, il y avait un poème de Shafiah Benaissa et une installation sonore en collaboration avec DJ Mood. Une autre œuvre présentée lors de la dernière Biennale de Rabat, intitulée Incarner le visible, acter l’invisible se compose de deux actes : La pièce textile elle-même – Acte 1, accompagnée d’un récit de Ghita Triki – Acte 2 qui traite du processus créatif et de l’importance du geste. Il est indéniable que le travail de la main est au cœur de mes préoccupations et de mes créations.
C.L. : Vos travaux ont beaucoup été montrés en dehors du Maroc. Notez-vous une différence de perception de votre travail à l’étranger ?
H.B. : La plupart de mes expositions sont réalisées à l’étranger. Ce n’est pas un choix délibéré mais les propositions me viennent de l’étranger, essentiellement d’Europe. Plus que ça, quand je participe à une Foire Internationale qui se passe sur le sol marocain comme
1-54, les acquisitions sont réalisées en grande partie par des étrangers. Je ne parle ici que des photographies. Concernant ma peinture ou mes tableaux mixant peinture et photographie, ma galerie marocaine, Loft Art Gallery, les défend auprès des collections locales. Ces œuvres se trouvent en effet dans plusieurs institutions marocaines. Quant à mes photos, elles se trouvent essentiellement dans des institutions européennes comme Le Tate Modern, le Mucem ou le Musée Reina Sofia entre autres.
A.A. : Oui mes œuvres ont beaucoup été montrées en dehors du Maroc mais au Maroc également. La différence majeure de l’endroit où elles sont exposées touche à l’importance que l’on donne aux passerelles entre art et artisanat. C’est dû aux regards et aux projections qui sont portés sur le travail d’artisanat, puisque lorsqu’on travaille avec ses mains, on répète un geste ancestral ; un geste artisanal. Selon moi, la principale différence tient au simple fait que l’artisan reproduit des techniques dont il connaît le résultat final, et qu’au contraire, l’artiste se laisse entrainer par le geste sans savoir exactement où il va. Le plus important est la compréhension de ce qui existe entre le monde artisanal et le monde artistique.
C.L. : Ma première question avait trait à la thématique marocaine comme source d’inspiration. Ce qui est dit et montré dans vos œuvres se rattache t-il à un récit plus universel ? Le souhaiteriez-vous ?
A.A. : Absolument, ce côté universel m’intéresse. J’utilise la matière trouvée dans mon environnement et je travaille avec des personnes rencontrées lors des workshops que j’anime. Encore une fois, je parle de l’histoire invisible, du geste et du processus créatif. Prenons, l’exemple de la Sabra, fil dont l’aspect imite la soie. Je le détourne de son usage originel d’ornementation afin de lui donner une dimension plus universelle. La matière qui le constitue devient œuvre. De mon point de vue, nous sommes au-delà d’un contexte géographique, plus proches de la sensibilité des spectateurs et ce, quelles que soient leurs origines.
H.B. : Quand je pense à la réalisation d’une nouvelle œuvre je ne cherche pas à me rattacher à un récit ou à un discours universel. Je traite d’une problématique locale, voire personnelle, et l’Histoire décide de la portée du projet. En même temps, ce qui me touche en tant que marocain peut toucher des gens d’autres contrées. La salle de classe traite du thème de l’éducation. Qui n’est pas sensible à cette thématique, que l’on soit marocain, français ou chinois ? La question du pouvoir est inhérente à la totalité de mes œuvres. Qui n’est pas sensible à cette question, qu’il s’agisse du pouvoir de l’argent, de la politique, des sentiments, etc. ? Cependant, ce n’est pas parce qu’on traite d’un sujet universel qu’on peut intéresser tout le monde. C’est le regard et la sensibilité de l’artiste sur une question ou sur un détail qui peuvent faire la différence.
C.L. : Selon vous, est-ce le rôle de l’art de faire évoluer les idées et les mentalités ? En quoi votre travail apporte-t-il un nouveau regard sur un pan de la société marocaine ?
A.A. : L’art est essentiel pour moi et a toujours fait partie de mon environnement. Si l’œuvre procure de l’émotion ou qu’elle interroge, si elle questionne le spectateur sur la technique, ou la matière qui la compose, c’est déjà un pas.
H.B. : Je pense que l’art n’est pas capable à lui seul de faire évoluer les mentalités. Il faudrait bien plus que ça. L’art propose une autre vision du monde, de le voir sous un autre prisme. Il ouvre les yeux sur certains aspects de la vie, apporte un regard critique sur la société, et c’est déjà beaucoup. On commence à peine à avoir des musées et des galeries d’art contemporain au Maroc. L’éducation à l’art doit commencer dès l’enfance. Le contexte aussi doit évoluer pour qu’il soit propice au développement de l’art. C’est un chantier gigantesque, qui demande une politique courageuse.
Une interview de Charlotte Lidon
Featured image : Hicham Benohoud, “Landscaping”, Photographie argentique, 60 x 90 cm.
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