Installée au cœur de l’ancien hôtel des Postes, la Biennale de Strasbourg s’est donnée pour thème, cette année, le rapport entre nos corps sensibles et les dispositifs numériques qui les mobilisent à travers des technologies de plus en plus nombreuses et complexes. C’est à cette occasion que j’ai fait la connaissance de l’oeuvre This you is me de Anike Joyce Sadiq.
On entre dans cette oeuvre un peu par hasard, en longeant l’un des couloirs de l’exposition. C’est d’abord notre ombre, comme un reflet dans un miroir, qui nous interpelle et nous fait signe. À l’inverse des écrans qui captent presque instantanément notre attention, l’œuvre de Sadiq nous invite, subtilement, à prendre le temps de nous inscrire véritablement dans le dispositif mis en place.
Une fois le regard accroché par le biais de notre propre silhouette, nous sommes invités à dépasser le seuil de l’œuvre. Au cœur de la pièce, un court texte nous éclaire à sa manière, par touches délicates : Fragments de phrases qui nous parlent de nous, et d’un moi, intime, qui déjà se dédouble et se diffracte, par le simple truchement d’une lumière dans notre dos.
On lit d’abord, puis on s’attarde, on agite une main, puis deux, on danse avec nous-même le long de ce mur qui est autant miroir que frontière, ouverture lumineuse et limite opaque. Pris dans ces considérations, on ne se rend pas compte qu’au coin de la pièce, une ombre nous attend, timide. Est-ce notre propre silhouette ? Quelqu’un, peut-être, derrière-nous ? Non, il semblerait que nous soyons seul.e ici, face à deux corps que seul notre regard peut toucher.
Une construction qui se délite, un archipel qui se dévoile…
À travers ce théâtre d’ombre aussi simple qu’émouvant, Anike Joyce Sadiq joue de cette tension entre reconnaissance et sentiment d’étrangeté. De fait, le visiteur oscille, délicatement, entre la fusion avec son ombre et la sensation d’une dépossession. L’œil et l’esprit s’attachent tantôt à l’une, tantôt à l’autre ombre, en tentant de se raccrocher aux mots lus en arrivant. Mais les phrases, parcellaires, font fi de la ponctuation, et n’encadrent plus rien ; comme une construction qui se délite, ou un archipel qui se dévoile. Où se situe le début, où se situe ma fin ? Mon petit moi, objet fini, est projeté avec douceur contre un mur, en morceaux. Anike Joyce Sadiq nous invite alors à questionner la notion même de corps – et de son image -, comme propriété de soi.
Le dispositif rappellera sans doute à certain.e.s la caverne de Platon, et la sidération pour les ombres de celles et ceux qui tournent le dos à la lumière. Le “moi” alors, ne serait qu’une illusion. Et il faudrait s’en défaire, s’extirper, s’émanciper. Mais une ombre plus séduisante que la lumière blanche qui nous éclaire nous garde encore un peu auprès d’elle. Car c’est dans cette absence même de lumière, dans cette frontière ténue et mouvante, que se joue l’essentiel de cette expérience esthétique, qui mobilise un corps endormi que l’on pensait acquis.
Un article de Julie Aubry-Tirel
Featured image : Anike Joyce Sadiq, This you is me, 2018. Video Projection, 260 x 147cm (16:9). Wooden Shelf, A4 Digital Print, Glas, Infrared Sensor. Photo : Ben Hincker. Courtesy Biennale d’art contemporain de Strasbourg.
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