Au lendemain de la semaine du dessin à Paris et de la onzième édition du salon de dessin contemporain DDESSINPARIS, qui s’est tenu du 23 au 26 mars 2023 au Domus Maubourg dans le 7ème arrondissement, nous avons rencontré Barbara Asei Dantoni. L’artiste plasticienne, née à Pau, formée au design industriel, a présenté pour la première fois une série de dessins ainsi que des œuvres en volume réalisées en 2022 lors de sa résidence de création à Bandjoun Station[1], au Cameroun. Entre sa passion pour le dessin, ses identités imaginaires, sa fascination pour les masques africains, l’artiste nous parle de ses inspirations, de son enfance et de son processus de création. Rencontre.
The Art Momentum : Peux-tu nous parler de ton parcours et de ton rapport au dessin, une discipline que tu pratiques depuis l’enfance ?
Barbara Asei Dantoni : A la base, je suis designer industriel, c’est-à-dire que je conçois non seulement des objets, mais aussi des volumes et des espaces. En parallèle, j’ai toujours dessiné, et c’est pour cette raison d’ailleurs que j’ai choisi de faire des études de design, j’ai toujours aimé dessiner. Dès l’âge de dix ans et durant huit années, j’ai suivi des cours du soir à l’école du Musée des Beaux-Arts de Pau. Je m’y suis formée à la reproduction d’œuvres, au fusain, au crayon, à l’aquarelle… A la fin du lycée et contre toute attente, j’ai choisi une formation de designer plutôt que d’artiste, un choix que je pensais plus ‘sûr’ à cette époque. Ma formation de designer m’a appris à manier le volume, en plus de la pratique du dessin académique, de la perspective, de la couleur, etc.
Ta série emblématique “Identités imaginaires”, des œuvres sur papier en volume, rencontre un réel succès auprès des collectionneurs : quelle est la genèse de cette série et quel a été le processus de création ?
Les premières pièces de ma série Identités imaginaires je les ai créées fin 2019, mais durant des années j’ai dessiné dans de petits carnets des formes inspirées des masques passeports[2] J’avais également fait de nombreuses recherches et pris pas mal de notes. Un projet que je portais en moi depuis bien longtemps et qui a donc pris le temps de mûrir, avant d’aboutir à une forme concrète et une identité propre.
Tout part toujours du dessin : de tout petits croquis dans de petits carnets que je garde précieusement. Ce sont plus des intentions de formes que des dessins d’ailleurs, et à partir de là, je détermine mon support que je travaille en deux dimensions : du papier ou de la toile. Je pars toujours du centre de mon support. C’est essentiel chez moi de savoir où est le milieu ! Mon travail est très ‘centré’ dans le sens où il part du ventre, de la matrice. Quand j’évoque l’intime, l’âme, ce sont des choses qui pour moi se situent symboliquement au niveau du ventre au sens large – estomac, utérus, poitrine. C’est à partir de ce point là que je peux créer, que ce soit une forme symétrique ou asymétrique. La suite est intuitive tant au niveau des couleurs que des détails de forme. Ensuite l’œuvre va se construire de manière instinctive.
Pour la série Identités imaginaires, cela a aussi été une évidence de commencer par un fond noir qui pour moi est représentatif de quelque chose qui touche à la nuit, quelque chose de l’ordre de l’intime, en rapport avec ce qu’il se passe dans l’âme, et utiliser ce papier sombre c’est un peu comme disposer d’un grand ciel infini. De là, toutes ces formes ont commencé à naître, à surgir. Et peu à peu, j’ai eu envie de les faire sortir, de les extraire du papier, de les faire jaillir du support. C’est là que ma pratique de designer – l’intérêt pour le volume – m’a rattrapée ! J’ai donc initié ce travail en relief lors de ma résidence de création à Bandjoun Station, sélectionnée par l’Institut Français du Cameroun. Dès le départ j’avais l’idée d’amener mes œuvres Identités imaginaires vers des formes en volume. Le support papier prenait vie, sortait de lui-même et mutait sous mes doigts.
Quelles sont les sources d’inspiration qui ont nourri la série ?
Ma toute première inspiration c’est bien sûr le masque passeport, que les personnes de ma famille apportaient en cadeau lorsqu’elles arrivaient du pays. Il y en avait donc plein à la maison, et ceux que l’on trouve au Cameroun sont particulièrement beaux, très colorés, très graphiques. J’ai tout de suite été attirée et intriguée… Lorsque j’ai découvert leur signification[3], j’ai trouvé cette approche de l’identité totalement singulière : se définir par des formes, des symboles, des couleurs au lieu de se situer par rapport à un nom sur un papier. Une façon plus libre et ouverte de se dire, de s’inventer en quelque sorte. Je crée mon identité : je suis cette couleur là, je suis cette forme là et je viens de telle ou telle tribu… J’ai trouvé ça vraiment intéressant et c’est à partir de là que j’ai décidé de créer mes propres ‘passeports’.
Mes autres sources d’inspiration je les trouve aussi dans les ornements et les bijoux que l’on trouve dans les cérémonies traditionnelles liées au sacré, aux mondes invisibles, aux croyances, aux ancêtres et à la famille. Par conséquent, des lieux sacrés comme les églises m’inspirent beaucoup : on y retrouve l’or qui évoque pour moi ce lien au sacré, au spirituel. Un autre élément central dans ma pratique est mon rapport à la nature et à la féminité, à ma féminité subjective mais également à la féminité comme centre de tout. Pour moi Dieu est Femme, la nature est femme et la création l’est aussi !
Tu évoques les différentes sources d’inspiration qui ont nourri ton travail : les masques africains, la spiritualité, le clan, mais aussi les églises et leurs dorures, comment est-ce que le multiculturalisme, dans lequel tu as baigné et qui te définit, a infusé ta pratique ?
En fait je suis née dedans, je n’ai pas eu le choix. Avec une maman noire – camerounaise – et un papa blanc – italien, dès l’enfance je me suis questionnée : qui suis-je au milieu de tout ceci ? Je ne ressemblais à aucun de mes parents vraiment et en même temps j’étais les deux. J’ai grandi avec ces questionnements et dans des univers multiples : ma mère par exemple a toujours eu la main très verte et j’ai grandi dans des appartements remplis de plantes, avec de l’artisanat africain, des masques, des statues partout… Et en même temps mon papa était très italien dans sa façon d’être, de s’habiller par exemple. C’est bien plus tard, une fois adulte, que j’ai appris à connaître le patrimoine italien : l’art, les couleurs, la force du sacré. Et surtout les églises qui m’ont littéralement fascinées, subjuguées. A la fin ce qui m’intéresse dans ce métissage c’est de me dire ‘comment est-ce je mélange ça ? Qu’est ce que cela donne ?’ C’est ce que j’essaie de livrer dans mes œuvres, c’est un peu comme faire une sauce : je choisis des ingrédients, je les mélange et il en sort quelque chose d’autre. Je crée un langage nouveau qui justement parle de ces mélanges de cultures, de la façon dont elles cohabitent, comment est-ce qu’ elles se révèlent et se magnifient entre elles.
Pour DDESSIN, avec ta galeriste Cécile Dufay, vous avez choisi de présenter une sélection d’œuvres sur papier : des œuvres en volume et des dessins. Comment se sont fait ces choix ?
Ma galeriste Cécile Dufay, tenait beaucoup à présenter d’une part les pièces produites à Bandjoun, qui sont des œuvres en volume sur papier, et d’autre part, une série de dessins que je montre pour la première fois. Ce sont essentiellement des gouaches, agrémentées d’écailles d’or (collage) sur fonds noirs. En fait, ces dessins représentent le travail initial à la source de la série ‘Identités Imaginaires’; la plupart rappellent distinctement, et de manière centrale, l’univers du féminin, avec des formes en losange ou en amande. Ce travail à la gouache et à l’encre dorée est un travail très mat, qui joue également avec les couleurs dans la lumière, les spectres lumineux, les contrastes, etc.
Pour ce qui est des pièces produites à Bandjoun, elles sont très importantes pour moi, car ce sont les premiers volumes que j’ai travaillés pour ma série Identités Imaginaires, et dans un cadre symboliquement fort : sur ma terre maternelle. Dans le cadre de cette résidence artistique croisée de six semaines, j’ai vécu et travaillé dans l’atelier de Bandjoun Station en compagnie de Tonton Barthélémy et des autres artistes[3] lauréats.
J’ai créé ces œuvres dans cet ouest Cameroun qui est d’une puissance inouïe en termes de paysage, de luxuriance, et évidemment de traditions, puisque situé en pleine route des chefferies. J’ai été très inspirées et influencée par les cérémonies traditionnelles auxquelles j’ai pu assister comme le festival du village de Batoufam, avec tout ce que l’on peut imaginer de parades, d’ornements, de vêtements, les tissus ndop, les couronnes, les masques éléphant… Tout cet imaginaire et ces cultures que l’on trouve en pays Bamiléké, dans le Grassland ou chez les Bamoun… Tout cela s’est mêlé avec la nature environnante, et m’a inspiré pour créer les dix pièces de la série. À DDESSIN je n’en ai présenté que trois, mais il y avait parmi ces trois la toute première pièce de la série : l’alpha de mes Identités Imaginaires en relief !
Il y a une question qui semble animer l’ensemble de ta réflexion et motive ton travail de création, une réflexion existentielle et peut-être une quête infinie : ‘qu’y a-t-il entre les racines et le ciel ?’ D’où te vient ce questionnement ?
Poser la question ‘qu’y a-t-il entre les racines et le ciel ?’ est une façon pour moi de situer nos humanités entre d’une part nos ancêtres et leurs histoires, et d’autre part nos croyances, nos spiritualités et les mondes invisibles que nous ne maîtrisons pas. Entre ces deux pôles, il y a la vie humaine, notre appartenance originelle à la nature, et à nos ”tribus”. C’est à dire ce qui nous unit aux autres, et là j’ai envie de parler des liens familiaux et de l’amour qui y circule, qui est source de vie. Cet amour qui fait que deux personnes que tout oppose (géographiquement, physiquement, culturellement, etc.) vont se rencontrer et réunir leurs histoires pour en créer une nouvelle…
Entre les racines et le ciel il y a des récits, des chemins de vie, des rencontres, de la transmission. Entre les racines et le ciel je suis une âme poreuse, une identité hybride source de création. Je questionne tous les éléments qui me constituent et j’ai envie de célébrer cela. A la fois mes racines, et le ciel.
Propos recueillis par The Art Momentum.
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Barbara Asei Dantoni est représentée par la galerie Cécile Dufay –
DDESSINPARIS – du 23 au 26 mars 2023
5 avril 2023 – 18h-20h : Barbara Asei-Dantoni participe à l’inauguration de la performance-installation TELEMA, conçue par Méga Mingiedi Tunga, Franck Houndégla commissaire, et les artistes associés au projet : Danièle Bokino, Alice Raymond, Natacha Sansoz, Corinne Szabo, Christophe Doucet, Isidore Krapo. BAG_Bakery Art Gallery, Bordeaux.
Un projet MC2a-SO Coopération.
4-7 mai 2023 : Exposition à BAD + Bordeaux avec la galerie Art Gentiers.
11-31 mai 2023 : Parcours Traversées Africaines avec la Galerie Cécile Dufay.
Février – Juillet 2023 : Les oeuvres de Barbara Asei-Dantoni sont à découvrir au Musée National du Cameroun, à Yaoundé jusqu’au 31 juillet, exposition collective Memoria : récits d’une autre Histoire
[1] Bandjoun Station est un centre d’art dont l’atelier/studio accueille des artistes en résidence. Situé sur les hauts plateaux de l’ouest du Cameroun, à 300 km de Douala et Yaoundé, le centre à été conçu en 2005 par l’artiste plasticien Barthélémy Toguo.
[2] Les masques passeports étaient utilisés par les populations d’Afrique Centrale (Cameroun, Gabon, Congo) avant l’arrivée des Européens sur le continent Africain. Ils servaient de documents d’identité pour se déplacer et permettaient de connaître la position sociale de chacun. Également utilisés pour distinguer les différents corps de métier.
[3] Boris Anje, Grâce Dorothée, Thierry Fouomene, et Yoyo Gonthier.