Du 2 février au 28 avril 2019, l’exposition Liquid intelligence d’Ellen Gallagher et Edgar Cleijne plongeait les visiteurs bruxellois du WIELS dans un voyage aquatique. Ellen Gallagher, artiste majeure de la scène artistique contemporaine, originaire de la ville portuaire de Rhode Island (USA), vit et travaille entre Rotterdam et New York. Depuis 2003, elle développe une étroite collaboration avec l’artiste photographe et vidéaste néerlandais Edgar Cleijne.
Le visiteur est accueilli, dès son entrée dans l’exposition, par l’œuvre maîtresse d’Ellen Gallagher : DeLuxe (2004-2005), composée de soixante pages de magazines, édités des années 1930 jusqu’aux années 1970, et destinés au public afro-américain. Ces publicités de produits cosmétiques, qui tablaient sur le désir de transformation des lecteurs pour coller aux canons de beauté « blancs » (perruques, pommades, traitements défrisants, crèmes blanchissantes pour la peau), ont été méticuleusement sélectionnées, déliées, découpées puis numérisées par l’artiste, dans un rituel répété pendant plusieurs années. Sur les photos de ces mannequins souriant.e.s, l’artiste appose des coiffes de pâte à modeler et masque les yeux de pellicules blanches. Le relooking qu’elle effectue avec humour est marqué par une esthétique science-fictionnelle : les figurants des magazines se retrouvent parés de casques coralliens de super-héroïnes atlantes et de coiffures de gladiateurs anachroniques. La pâte à modeler se fait le liant d’un récit futuriste, une matière vivante qui englobe les images tout en annonçant un nouveau rapport à l’histoire et à la culture afro-américaine, libéré et fantaisiste.
Fascinée par l’archipel des Caraïbes, Ellen Gallagher se souvient avec émotion de son voyage à bord d’un voilier, entre Rhode Island et la Martinique, en 1986. Elle n’a alors que vingt printemps, lorsqu’elle s’engage dans ce programme d’éducation à l’océanographie SEA (Sea Education Association). Pendant son voyage, l’artiste mène une recherche sur de petits organismes transparents, portant parfois une coquille, les ptéropodes. Elle considère l’océan non plus comme une seule entité mais comme un espace de cohabitation de multiples corps.
À mesure que l’on traverse l’exposition, la matière – peinture, aquarelle, caoutchouc, papier, pellicules photographiques cousues, projections, pages arrachées, émail – s’intensifie et prend vie. Les formes organiques inspirées du monde marin prolifèrent dans l’ensemble de son royaume. On distingue des visages bourgeonnants sur des algues, des portraits percés par une dentelle molle et duveteuse, des empreintes de motifs fourmillants dans une épaisseur noire et miroitante.

Dans sa série Watery Ecstatic (2001 – toujours en cours), l’artiste recouvre, arrache, incise, découpe, évide, perce, taille dans la chair du papier pour faire surgir ou survivre « des dessins oniriques, surréalistes, évoquant des poissons exotiques, des espèces et organismes subaquatiques comme les anguilles et les méduses, et d’anciennes créatures et végétaux marins. Et comme à l’ordinaire, des yeux désincarnés, des perruques et des lèvres fixées comme des bernacles, des visages africains masqués et démasqués. »**
Dans leur installation immersive Highway Gothic (2017), Edgar Cleijne et Ellen Gallagher étudient l’implantation de l’autoroute surélevée Interstate-10, à la place de la Claiborne Avenue en Louisiane. Avant la construction de cette structure en 1966, cette avenue était désignée comme un “couloir” prospère et verdoyant, qui hébergeait plusieurs quartiers historiques et culturels de la Nouvelle-Orléans dont « Black Main Street », une rue dédiée aux commerces noirs. La construction de cette autoroute a fait péricliter toute une culture ; elle détruisit 326 boutiques, et délogea de nombreuses familles afro-américaines.

Highway Gothic se présente sous la forme d’un film de 16 mm dans lequel nous suivons le cours de l’eau du bassin Atchafalaya situé en dessous de l’axe autoroutier. On y découvre peu à peu l’impact destructeur de ce dernier sur la faune et la flore aquatique du lieu. Pour accompagner les images de ce film, des étendards de textiles et de pellicules photographiques assemblées sont suspendus. Ces bannières qui figurent des spécimens d’animaux marins rappellent celles – mises au ban – des manifestants opposés à ce projet infrastructurel.
Cette installation monumentale prend une dimension sonore importante, interprétée par un chant et des instruments rock retentissant tous les quarts d’heures. Elle baigne dans une obscurité teintée par les reflets des négatifs photographiques et des caissons lumineux sur lesquels miroitent toutes sortes de radiographies de corps aqueux.
L’univers d’Ellen Gallagher est animé par des formes biologiques, mystiques et déracialisées, qu’elle emploie avec une poésie plastique et visuelle, dans un monde toujours en quête de décolonisation, de diversité et de transgression des frontières esthétiques, géopolitiques et écologiques.
* Art 21, “Master Printer Craig Zammiello and artist Ellen Gallagher” dans Extended Play, Episode #059, 2009.
** Robin D.G. Kelley, catalogue Gallagher/Cleijne, WIELS, avril 2019.
Un article de Marjorie Bonnet
Featured image : Edgar Cleijne & Ellen Gallagher, Highway Gothic, 2017, Detail. 16 mm film still. © Edgar Cleijne & Ellen Gallagher. Courtesy Edgar Cleijne & Ellen Gallagher.
Les articles sont publiés dans leur langue d’origine | Articles are published in their original language