Figure incontournable de la scène artistique contemporaine, la plasticienne Valérie Oka est une artiste à la production aussi riche que protéiforme. De la sculpture au dessin, en passant par la performance ou la réalité virtuelle, Valérie Oka, profondément engagée dans la lutte pour les droits des femmes, invite le spectateur à réfléchir, et surtout à ressentir.
Mathilde Allard : Pourriez-vous présenter brièvement votre parcours ?
Valérie Oka : Depuis que je suis petite j’ai toujours été très attirée par l’art, tout ce qui est tactile, la relation avec la matière, la forme, la couleur. Je suis une “artiste dans l’âme” ! J’ai vécu en Côte d’Ivoire jusqu’à mes huit ans, puis j’ai déménagé en France. De père ivoirien et de mère française, j’ai bénéficié de cette double éducation et culture. Après le baccalauréat, malgré les réticences de mon père, j’ai décidé de faire de l’art. C’était une décision difficile car à l’époque, être artiste n’était pas considéré comme un métier. Je me suis inscrite à Penninghen, l’École Supérieure d’Art Graphique et d’Architecture d’Intérieure, située à Paris (VIème). Grâce à un processus d’apprentissage très libre, ce parcours m’a permis de me former à de nombreuses techniques. Aujourd’hui, je me définis comme une visual artist. Je n’ai pas de médium de prédilection, j’adapte ma pratique en fonction du message que je souhaite transmettre.
En 1996, j’ai décidé de rentrer vivre en Côte d’Ivoire, et j’ai créé une agence de communication, dont je devins la directrice de création. En parallèle, j’ai continué d’exposer, en Côte d’Ivoire comme à l’international. J’ai également le plaisir d’enseigner l’art contemporain aux étudiants des deux dernières années du cursus “Beaux-Arts” à l’Institut National Supérieur des Arts et de l’Action Culturelle (INSAAC), à Abidjan.
M. A : Les questions de la place de la femme et de la représentation des corps sont au cœur de vos récents travaux, en quoi cela est-il important pour vous ?
V. O : De manière générale, j’aime bien travailler sur des thématiques actuelles. Je m’intéresse à la femme dans son contexte social, à la femme en tant que noyau familial, à la femme en tant qu’objet sexuel… Dans une société fondée sur des structures patriarcales, il me paraît important de rendre hommage aux femmes. Pour moi, il s’agit de faire prendre conscience aux femmes de leurs droits et de leur valeur. Pour l’exposition Body Talk, présentée à Bruxelles en 2015, j’avais créé une installation avec une cage dans laquelle une actrice, une femme noire nue était confrontée à la sculpture d’un pénis blanc. La cage n’était pas fermée, et cette porte ouverte interrogeait la notion de libre-arbitre. Je voulais montrer que la domination relève d’une prison souvent matérielle, physique mais aussi virtuelle car profondément ancrée dans les imaginaires.
Les femmes sont encore trop souvent victimes de la violence des hommes. C’est un thème que j’ai notamment abordé dans ma performance intitulée Chute. Par ailleurs, je suis fascinée par le corps en tant que matière, ses mouvements, son évolution dans l’espace.
M. A : La place du spectateur semble être primordiale dans votre démarche, de quelle manière l’envisagez-vous ?
V. O : Le public est partie prenante de l’œuvre car il en est l’objectif. Je souhaite mener le spectateur à se poser des questions, ouvrir le dialogue pour l’aider à se forger ses propres opinions.
Prenons l’exemple de l’installation avec la cage dans Body Talk. L’œuvre n’a pas de définition unique et figée. Au contraire, elle varie selon l’univers mental, la compréhension et l’appréhension d’un sujet par chaque spectateur. Comment telle ou telle personne perçoit le corps d’une femme ? Une femme noire ? Une femme noire nue ? Une femme noire nue et emprisonnée dans une cage ? Cette œuvre a eu des significations complètement différentes en fonction du bagage émotionnel de chacun.
Ce sont les émotions qui sont nécessaires. Lorsque le public ressent, il comprend.
M. A : Le choc est-il nécessaire à la compréhension ?
V. O : Le choc n’est pas nécessaire en tant que tel. Ce sont les émotions qui sont nécessaires. Lorsque le public ressent, il comprend.
M. A : Vous considérez-vous comme une artiste engagée ? Qu’est-ce que cela signifie pour vous ?
V. O : Je me considère tout à fait comme une artiste engagée. Je dirai que cela signifie être une artiste qui, à travers son travail, traite des thèmes en rapport avec la société, l’interaction entre les êtres. Et surtout, d’engager les gens à réfléchir, et à adopter différents points de vue. L’un de mes principes est que toute chose existe par rapport à deux points : le plus et le moins. Pour aller vers le positif, il faut comprendre le négatif. Mon rôle, en tant qu’artiste, est d’amener le public à faire le chemin entre ces deux points.
M. A : Quels sont vos projets en cours ou à venir ?
V. O : Ma dernière création s’appelle “La carte n’est pas le territoire“, c’est une galerie virtuelle qui allie dessin au crayon et travail numérique (réalité virtuelle). C’est une exposition en trois actes : les pères de l’indépendance, les héros du peuple noir et Elles. L’idée était de mettre en valeur les héroïnes et héros du peuple noir qui ont marqué l’histoire et s’en servir comme support pour créer des outils adaptés aux modes de consommation actuels.
Le numérique donne cette chance nouvelle au continent africain de pouvoir enfin raconter l’histoire avec notre propre façon de voir les choses. C’est un outil inestimable qui doit être saisi par les nouvelles générations pour déconstruire : déconstruire les systèmes hérités du colonialisme, déconstruire la domination masculine, déconstruire les préjugés.
Une partie de cette exposition sera présentée à l’UNESCO à Paris, du 11 décembre 2018 jusqu’au 3 janvier 2019, puis en février 2019 au festival de Ségou, au Mali.
M. A : Quelques mots sur votre perception du monde de l’art contemporain ?
V. O : Depuis deux ou trois ans, on voit se développer un grand intérêt pour la scène africaine contemporaine. Je crois fermement à la créativité africaine. Et je suis ravie de voir que se développent des événements comme 1:54 au Maroc ou la très récente Art X Lagos, au Nigéria. C’est très encourageant car cela donne une visibilité aux artistes et à leurs messages. Cependant, je m’inquiète de voir le marché, notamment le marché occidental, dominer cette créativité et que les jeunes artistes soient réduits à leur productivité.
Un article de Mathilde Allard
Featured image : Valérie Oka, Rosa Parks, dessin au crayon, série “La carte n’est pas le territoire”, 2018.
Les articles sont publiés dans leur langue d’origine | Articles are published in their original language