Jusqu’au 23 septembre 2019, l’artiste sud-africain Ernest Mancoba est mis à l’honneur avec l’exposition “I Shall Dance In a Different Society” qui lui est consacrée au Musée National d’Art Moderne, Centre Pompidou. The Art Momentum a rencontré Alicia Knock, curatrice de l’exposition et Chloé Quenum, l’une des quatre artistes invités. Dans cette conversation, Knock et Quenum échangent sur la figure incontournable que s’est révélé être l’artiste multidisciplinaire Ernest Mancoba, sur la signification et l’influence de son Œuvre, entre exil et déplacements, minimalisme et radicalité.
The Art Momentum : Ernest Mancoba, à qui vous rendez ici un formidable hommage, a été reconnu tardivement après une carrière quasiment anonyme, isolé du monde artistique, avec son épouse Sonja Ferlov Mancoba et leur fils Wonga. Alicia Knock, à travers de nombreuses recherches et témoignages tirés d’archives, vous vous êtes penchée sur le parcours, la vie de l’homme et de l’artiste multidisciplinaire que l’on surnommait ‘Stéréo’ lors de ses études à la célèbre université Fort Hare en Afrique du Sud. Dites-nous, qui était Ernest Mancoba ?
Alicia Knock : Ernest Mancoba est un artiste et un humaniste. Témoin du siècle, – il a vécu tout le XXème siècle- il a subi l’apartheid en Afrique du Sud et les camps nazis en Europe. Il a vécu entre l’Afrique du Sud puis la France et le Danemark. Il souhaitait être journaliste, mais sa quête était totale : il espérait réconcilier “tous les aspects de l’Homme”, “unifier l’expérience humaine”. Proche à l’université (de Fort Hare, où il étudie notamment avec Govan Mbeki) de tous les futurs membres de l’ANC, il ne se résout pas à être seulement activiste, il souhaite que la politique prenne en compte “l’invisible”. Il aime à parler du christianisme, de la pensée Ubuntu – double héritage dont il hérite par sa mère -, de la pensée marxiste ou encore de la poésie d’Homère comme porteuses d’un seul et même message : “l’Homme est un Homme par et grâce aux autres Hommes”. En ce sens il ne pouvait être véritablement qu’artiste. Il a fait partie du cercle CoBrA, mais sa trajectoire est surtout exceptionnelle par sa discrétion et l’invisibilité qui la marque. Après une vie d’exil, de solitude et d’isolement avec Sonja et Wonga, Mancoba est toutefois “découvert” au tournant des années 1990 par une universitaire sud-africaine, Elza Miles (qui lui dédie le seul livre écrit sur lui de son vivant, et le ramène en Afrique du Sud après 55 ans d’exil), mais aussi par de grands commissaires à l’instar de Hans-Ulrich Obrist, Okwui Enwezor et Simon Njami. Mancoba se met alors, au crépuscule de sa vie, à occuper les débats autour de la redéfinition du modernisme.
TAM : Vous êtes curatrice depuis 2015 au sein de cette grande institution que représente le Centre Pompidou et vous savez donc mieux que quiconque qu’Ernest Mancoba n’a fait partie d’aucune des grandes expositions qui y ont été montrées jusqu’à présent – notamment absent en 1989 de l’exposition ‘Les Magiciens de la Terre’. A votre avis, quelles ont été les raisons d’une telle absence et quelle a été finalement l’impulsion salvatrice qui a suscité l’exposition que nous voyons aujourd’hui ?
A.K : Mancoba est un artiste qui échappe aux classifications ; il n’est ni abstrait ni figuratif, il est anti-moderne sans être traditionaliste. C’est un artiste qui veut sortir de l’abstraction aride occidentale, qui résiste à l’intellectualisme, qui veut traduire et défendre la contribution de l’art africain dans l’art universel : l’art doit avoir un impact social et garantir la cohésion spirituelle d’une communauté.
Sa contribution, profondément politique, prend ainsi la forme d’une abstraction figurative qui porte en elle les racines spirituelles, à la fois spécifiques et continues de l’Homme
Et ce message, qu’il exprime et enfouit dans un même geste, rend visible et opaque à la fois, est un message qui résiste à toutes les catégories de la pensée. En particulier, celle, typiquement occidentale, de la classification. Sa contribution, profondément politique et spirituelle, prend ainsi la forme d’une abstraction figurative qui porte en elle les racines spirituelles, à la fois spécifiques et continues de l’Homme. Mancoba devient peu à peu une sorte de mythe dans les études postcoloniales tout en restant paradoxalement invisible des musées ; les rares musées qui le collectionnent le montrent peu ou pas, et les rares expositions collectives qui l’incluent peinent à déployer sa singularité. C’est une histoire tragique et exceptionnelle – “une sorte d’Odyssée” disait son fils Wonga – un parcours majuscule de discrétion, pétri d’effacements successifs et de résurrections furtives ou purement intellectuelles en attendant, je l’espère, un enracinement définitif – bien que trop tardif -, dans l’histoire de l’art comme des idées.
TAM : Alicia Knock, vous avez toujours été très courageuse dans votre pratique curatoriale. En effet vous n’avez pas hésité, dès votre arrivée au Centre Pompidou en 2015, à ouvrir le musée à la scène artistique du continent africain ou encore à présenter de jeunes talents tels que l’artiste Driant Zeneli lors de la dernière Biennale de Venise où vous étiez commissaire du Pavillon albanais. Dans cette mission d’ouverture que vous vous êtes appropriée au sein de cette grande institution encore trop peu représentative des diversités artistiques du monde, comment avez-vous conçu cette exposition qui fait résonner l’Œuvre d’un grand artiste trop méconnu avec le travail de jeunes artistes dont Chloé Quenum, Kemang Wa Lehulere, Eurydice Kala ou encore Kitso L. Lelliott ?
A.K : Concernant Ernest Mancoba, la mission était très complexe et exigeante. L’idée n’était pas seulement de réaliser des contrepoints contemporains, mais d’associer des artistes aptes à lire le langage pluriel de Mancoba, à comprendre la complexité et le courage de sa position intermédiaire et des interstices : une position de dialogue, directement opératoire dans ses œuvres. J’y vois, dans son sens de la variation et de la concentration intérieure, une forme de danse qu’il aimait souligner comme “le stade ultime de la communication”. Il était capital pour moi d’y associer des artistes sud-africains puisqu’il s’agit du contexte si particulier et douloureux qui est celui de Mancoba et qui l’a marqué “existentiellement” comme dans sa chair, mais aussi d’autres artistes sensibles à sa trajectoire de métissage. C’était une façon pour moi de montrer combien Mancoba constitue aussi une “source” pour de nombreux artistes (pour reprendre les mots de Myriam Mihindou), combien sa pratique, étanche aux catégories du modernisme canonique, fait pourtant fondamentalement Histoire pour d’autres trajectoires d’artistes. C’était aussi un moyen d’honorer le rôle de l’artiste comme celui qui assure la transmission et la survie d’une société, un des grands messages de l’art et de la vie d’Ernest Mancoba. Les artistes sont entrés dans un dialogue intime avec lui, et rendent hommage à sa trajectoire en activant les mémoires profondes, à la fois passées et présentes, qui habitent ses toiles.
TAM : Chloé Quenum, vous êtes artiste plasticienne, diplômée en 2011 des Beaux-Arts de Paris, vous avez également étudié l’anthropologie de l’écriture à l’EHESS. Comment le parcours d’Ernest Mancoba ainsi que sa pratique artistique singulière vous ont-ils touchée personnellement ?
Chloé Quenum : C’est grâce à Alicia que j’ai pu découvrir l’artiste et son Œuvre. J’ai trouvé intéressant ce parcours quasi-oublié, cette vie totalement marginalisée. Cela m’a fait réfléchir aux différentes problématiques liées à la reconnaissance, à la nécessité de créer, de formuler, de fabriquer, et de constituer son propre langage. Mancoba avait beaucoup de choses à dire et à transmettre, il s’est battu sa vie durant pour être artiste.
TAM : L’écriture prend une place importante dans l’Œuvre de Mancoba, et donc dans l’exposition. Correspondances, notes, journaux intimes, tout est prétexte à écrire, comme un besoin, une nécessité impérieuse. Comment interprétez-vous cette forme d’expression chez Mancoba ?
A.K : Mancoba souhaitait être journaliste et a consacré sa quête plastique à “the unspeakable” (l’inexprimable) hérité de sa mère. Il a constamment pris la parole parmi et au nom des opprimés ; sa lutte était fondamentalement politique et humaniste. C’était un intellectuel, “un homme tout d’esprit” pour reprendre les mots de son fils Wonga. L’écriture joue un rôle majeur chez Mancoba ; elle est une façon de commenter ses lectures (la lecture quotidienne du Times, son livre de philosophie, Antonin Artaud, Shakespeare…), de préciser sa pensée avant qu’elle ne trouve une forme plus immatérielle dans son travail plastique. Il n’est pas étonnant que toute sa trajectoire trouve une forme ultime dans une série de “calligraphies” réalisées au tournant des années 1990. Ainsi, les mots constituent le premier matériau de la famille Mancoba, ils circulent dans plusieurs langues ; Sonja est la gardienne des mots quotidiens, Wonga des mots littéraires. Dans l’économie de communication de la famille, Ernest est un “man of few words”. Ce qu’il dit, il le dit silencieusement. Mais ce silence, pour ceux qui savent l’écouter (une sculpture de Sonja s’appelle précisément “À l’écoute du silence”), a la force concentrée d’un cri. Son Œuvre n’autorise d’ailleurs aucune préparation préalable, aucune esquisse : elle surgit.
C.Q : Oui je suis tout à fait d’accord avec Alicia et je trouve qu’elle a très bien retranscrit cela à travers la scénographie de l’exposition, notamment dès la première partie où l’on entre concrètement dans le “cabinet d’écritures” de Mancoba. On accède alors à la pensée de l’artiste à travers ce langage écrit qui se délie comme dans un journal intime. On y lit sa vie, on y découvre son écriture, quelque chose de très visible qui se poursuit ensuite dans la seconde partie du parcours.
TAM : Chloé Quenum, vous exposez régulièrement dans les institutions en France et à l’étranger, comment avez-vous accueilli cette invitation d’Alicia Knock à exposer au centre Pompidou et comment avez-vous pensé votre proposition artistique ?
C.Q : Alicia et moi collaborons ensemble depuis quelques temps déjà. Au fil des projets, nous avons développé une forme de pratique collaborative qui se traduit par des échanges de textes et d’images. Nous avons un rythme de travail similaire : beaucoup de recherches, de croquis, de maquettes avant d’aboutir à un projet final. Une sorte de dialogue régulier et enrichissant. Pour le projet Mancoba, c’est en discutant que nous nous sommes rendues comptes de certaines correspondances avec ma propre pratique : les concepts de transmission, de multiculturalisme, de rencontres culturelles se lient pour former de nouvelles formes. J’ai trouvé intéressant de creuser ! Alicia m’a alors invité à lui proposer quelque chose. Elle m’a aussitôt fait parvenir une sélection d’images et de textes en rapport avec l’Œuvre de Mancoba et par association d’idées et d’images, j’ai abouti à la fabrication des objets présentés dans l’exposition ; de minuscules bijoux en jade. Entre culture Maori (le jade néo-zélandais est une pierre semi précieuse du nom maori de ‘pounamu’) et symbolisme des rébus allégoriques Fon du Bénin (dans l’art dahoméen, l’histoire et les traditions du peuple Fon ont souvent été transmises sous forme d’idéogrammes et de rébus), j’ai trouvé formidable la rencontre symbolique de ces deux univers au travers d’un bijou qui porte en lui le concept d’itinérance ; tout un langage en soi. L’idée de base n’étant pas de décrire, mais bien de confronter un langage secret, un matériau symbolique, une signification chromatique.
TAM : Alicia Knock, quelles ont été vos intentions vis-à-vis du visiteur et des artistes invités en concevant cette exposition ?
A.K : Je souhaitais avant tout que le visiteur se sente convié à une expérience humaine et spirituelle. C’est pourquoi j’ai conçu l’espace comme une forme d’initiation ou de déambulation rythmée, comme une danse. L’exposition s’ouvre sur un seuil, que j’envisageais comme une antichambre, une façon de comprendre que l’on n’entre pas seulement dans un espace artistique. Cette pièce accueille un objet particulier, une sorte de totem, un bâton qui avait été offert à Mancoba par des guérisseurs avant qu’il ne quitte l’Afrique du Sud, et qui symbolisait pour lui l’unification du corps et de l’esprit et le bagage spirituel de l’Afrique qu’il souhaitait transporter et transmettre en Europe. Avec cet objet qui n’a jamais quitté Mancoba, et qui était comme une matérialisation de l’esprit qui l’accompagnait constamment, c’est sa voix qui accueille le visiteur ; des extraits choisis de moments clé des mémoires sonores qu’il avait entrepris avec son fils Wonga à la fin de sa vie. Cette voix, comme un rythme, une injonction politique, mais aussi une voix pleine de silences recueillis, accompagne le visiteur et l’enveloppe tout au long de la visite, comme un écho de plus en plus lointain mais toutefois constant. Une façon de ne jamais oublier de sentir l’homme dans ses œuvres, alors que la déambulation continue de part et d’autre, ici vers l’épopée de sa vie, là vers la chorégraphie de son Œuvre, articulée autour d’un cercle, cette image de l’unité recherchée et d’où rayonnent les différents chapitres de l’exposition.
“I shall dance in a Different Society”. C’est une phrase qu’il prononce quand il arrive à Paris et se rend au Bal Nègre, où il se sent désespéré.
TAM : Entre grâce, subtilité et finesse, les objets que met en scène Chloé Quenum sont souvent associés à l’idée de mouvement, d’itinérance. Chez Mancoba c’est l’exil volontaire – l’artiste quitte l’Afrique du Sud en 1938 – qui représente ce déplacement. On peut également penser au déplacement ‘négatif’, celui qui mène inexorablement à l’effacement, à la quasi invisibilité laissant alors surgir le spectre d’une ‘marginalité raciale’ dont a souffert Mancoba toute sa vie. Selon vous, de quelles manières cet exil parisien a-t-il impacté son travail plastique ?
A.K : L’exil a un impact certain dans le travail de Mancoba. En quittant l’Afrique du Sud où il n’est pas considéré en sa qualité d’intellectuel mais comme un “semi human being”, il cherche à être libre de mettre à l’œuvre cette liberté d’expression qui caractérise sa quête artistique depuis sa jeunesse. Il cherche également à rencontrer ses “frères” dans le monde, pour pouvoir échanger et dialoguer, chose qui était totalement impossible pour lui en Afrique du Sud. En ce sens, son exil lui permet de puiser en lui les ressources plastiques qui lui sont propres. Mais plus encore que l’exil seulement physique, c’est l’idée de retrouver les représentations profondes de son héritage africain qui l’habite : descendre “down down to the roots” et réintégrer cette forme de mémoire primordiale au présent.
C.Q : Oui, l’exil c’est l’idée du déplacement, une thématique que je questionne dans ma pratique, du contexte dans lequel l’artiste travaille et qui a un impact certain sur son imaginaire, sur l’architecture de sa pensée.
TAM : Alicia Knock, comment interpréter le minimalisme assourdissant qui enveloppe les œuvres de ces deux artistes et qui bien souvent ne prend tout son sens qu’en présence humaine ?
A.K : Le minimalisme chez les Mancoba correspond à la quête d’essence qu’ils ont en partage, ce que Sonja Ferlov Mancoba formule dans une de ses dernières sculptures : le Squelette de l’esprit. La précarité de leur vie leur permettait d’accéder à cette essence, qu’ils admiraient notamment dans les objets Inuits observés à Copenhague : ces objets de presque rien véhiculaient pour eux la possibilité de créer “le plus discrètement possible avec le moins de moyens matériels possibles” et de capter dans ce dépouillement physique et intellectuel l’esprit de résistance d’un peuple (un texte majeur de Sonja nommé “Hand in hand we must go” traite de la culture universelle comme une constellation aléatoire mais toujours persistante). Il y a une quête chez Ernest Mancoba qui, peut-être au-delà de l’abstraction, relève d’une forme d’immatérialité. D’ailleurs, il a non seulement produit peu d’œuvres, mais celles-ci contiennent elles-mêmes peu de gestes : les peintures laissent la toile visible et en réserve, comme si les touches étaient en dialogue avec le vide, traité par l’artiste comme un plein, comme un contrepoids visuel à part entière. Le travail de Chloé Quenum traverse lui aussi des mémoires, produit des signes à la fois lisibles et inaperçus. Il nous pousse à interroger nos représentations collectives, à les déconstruire, en ramenant la complexité des “origines”, qui sont toujours le résultat de circulations parfois mouvantes, d’histoires formelles et informelles, de rencontres symboliques. Comme Ernest Mancoba, Chloé nous convoque à la nécessité de retrouver ou de projeter les racines spirituelles de l’histoire d’un objet et de réinterpréter des histoires que l’on envisage comme figées dans des espaces de signification fermés. Elle nous invite à nous déplacer, à décrypter, mais aussi, dans un même geste, à assumer la part d’ineffable, d’inexprimable. Cette tension-là est au cœur du travail d’Ernest Mancoba. Ce travail de recomposition des systèmes de représentation et de signification est une quête profonde, qui investit le signe, entre matériel et immatériel. Cette rencontre passe par une émancipation de la stricte matérialité de l’objet, ce que l’on retrouve dans les œuvres des deux artistes présentés dans l’exposition sur un même mur, affleurant seulement le visible.
C.Q : Absolument, cette tension, pour reprendre les mots d’Alicia, c’est la densité de l’œuvre, cette force que l’on ressent et qui ne se trouve pas forcément dans un message à décrypter mais bien dans le fait de sentir au plus profond de soi ce qu’il y a à dire.
TAM : Quelle(s) œuvre(s) de Mancoba, présentée(s) ici ou non, vous semblent la ou les plus mystérieuse(s), et pourquoi ? Comment percevez-vous chacune, son langage pictural ?
A.K : Les œuvres calligraphiques qu’il formule à la fin de sa vie constituent pour moi des méditations plastiques d’une profondeur inouïe. Ce langage ultime est une synthèse de sa quête d’unité : il est lisible et silencieux, il est synesthésique : on le voit tout autant qu’on l’entend. On y décèle aussi comme des notations chorégraphiques… Ces œuvres répondent pour moi à sa première sculpture réalisée en Afrique du Sud, la “Bantu Madonna”, cette Vierge mélancolique occidentale sous les traits d’une femme noire. Elles répondent aussi à la première peinture qu’il réalisa à Paris en 1940, où le masque apparaît littéralement. De ces images lisibles de jeunesse jusqu’à leur disparition dans un langage abstrait, musical et dansant, se dessine pour moi toute la trajectoire d’enfouissement et de surgissement de Mancoba. Son langage visuel est un langage immatériel où tout est concentration. Tout dialogue avec un secret. J’ai par exemple découvert que les œuvres étaient parfois recto verso : tout ce qu’on voit est souvent en relation avec un négatif, plus ou moins visible. C’est pourquoi son travail lithographique devait constituer à mes yeux la dernière salle de l’exposition, son envoi. Il a en effet trait à la mémoire, à ce dont Mancoba se souvient, mais surtout à ce dont il ne se souvient pas, et à ce qu’il a oublié. C’est le sens même de sa trajectoire, qui cherche à faire ressortir et renaître des images enfouies et confisquées par le cadre colonial dont il est issu.
C.Q : La “Bantu Madonna” dont parle Alicia et qui fait partie de l’exposition, est en effet très intéressante. Cette manière de réinterpréter une madone occidentale en créant un langage unique qui lui est propre.
“For the object of African art is not to please the eye or the senses but to use art as a means, as a language to express feelings and ideas in relation to the present, the future, and the past.” Ernest Mancoba
TAM : On sait que l’Œuvre de Mancoba n’a pas été comprise en son temps et qu’elle perturbait même déjà une certaine représentation de l’histoire de l’art moderne et eurocentrée, faisant ainsi de Mancoba un artiste incompris pris entre deux mondes. Selon vous, en quoi résidait finalement son originalité quasi mystique ?
A.K : La singularité de Mancoba, c’est effectivement un langage sacré et politique, une œuvre qui semble affleurer, mais qui est le résultat d’un cheminement, d’une rumination… Une œuvre “fervente” pour reprendre un mot des cahiers de Georges Braque qu’il avait recopié. Elle n’a l’air de rien, mais elle véhicule une forme d’”urgence humaine”, c’est le sens du témoignage bouleversant que l’artiste livre à Obrist quand il lui demande pourquoi il a été mis de côté. Il cherche à produire une œuvre africaine, mais son héritage africain lui échappe. Il accomplit par ailleurs l’histoire de son clan (les “fingos”, the “wanderers”) : un “errant” qui cherche l’essence d’un héritage, mais aussi le dialogue, fondamental, qui constitue l’homme précisément au-delà de ses origines…
C.Q : Oui au regard de son parcours, c’est exactement ça : cette nécessité qu’avait Mancoba d’être artiste malgré tout.
TAM : Au-delà d’une œuvre profonde, intimiste et pleine de sens, quel message universel nous laisse cet artiste incomparable ?
C.Q : Selon moi, c’est cette nécessité qui se manifeste à travers un désir de résistance et la finalité de la reconnaissance. A côté de cela, cette volonté de formuler, de reformuler, d’inventer et de créer, résister et réinventer sans cesse le monde.
A.K : Mancoba laisse un message d’unité, de réconciliation entre l’Europe et le reste du monde, entre le présent et le passé, entre le politique et le spirituel. Ce message est, en acte, une méditation vers cette situation de dialogue qu’il a espérée sans jamais véritablement la connaître. C’est le sens du titre de l’exposition : “I shall dance in a Different Society”. C’est une phrase qu’il prononce quand il arrive à Paris et se rend au Bal Nègre, où il se sent désespéré. Le travail de Mancoba, comme sa vie, méditent clandestinement, discrètement mais radicalement, pour cette nouvelle société : une société qui serait libre sans être individualiste, une société où l’émancipation ne serait pas la résolution provisoire de l’oppression de quelques-uns, mais une société continue, unifiée, profondément réconciliée : celle où il pourrait, à l’image de l’homme universel, enfin danser.
Un article The Art Momentum
→ Exposition “Ernest Mancoba, I Shall Dance In a Different Society” Site du Centre Pompidou
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