Les rencontres « Face à la mer » ont eu lieu du 1er au 5 mai 2019 dans différents lieux culturels à Tanger. Pour sa première édition, cette initiative a accueilli une riche programmation qui a permis de réunir des artistes photographes et des professionnels de l’image. Proposant des thématiques liées aux métiers de la photographie en Méditerranée, ces rencontres ont l’ambition de fortifier la profession en créant des liens entre le monde de l’Editing de France et des photographes du Maghreb. Nous avons rencontré Yamna Mostefa, co-fondatrice du festival.
Salima El Aissaoui (SEA) : Comment est venue l’idée du projet et pourquoi avoir choisi la ville de Tanger ?
Yamna Mostefa (YM) : Je fréquente la ville depuis dix ans et y habite depuis deux ans. C’est une ville que j’aime beaucoup, c’est un territoire international avec une riche histoire artistique. Tanger projette aussi une très belle image de la méditerranée, qu’on peut s’approprier de part et d’autre. Mais malheureusement, nous avons fait le constat avec le photojournaliste et producteur Wilfrid Estève de la difficulté pour les photographes à travailler et être diffusés dans la région du Maghreb.
Personnellement, j’ai toujours eu une affection particulière pour le médium photo. J’y vois le moyen judicieux de montrer, par l’image, comment nos territoires du Maghreb ont évolué ou pourraient évoluer. C’est dans cette optique que nous nous sommes intéressés à la professionnalisation des photographes dans leurs territoires en portant un regard sur leurs carences en savoirs et techniques.
SEA : Vous invitez une sélection de talentueux photographes qui viennent du Maroc et d’Algérie. Comment voyez-vous la scène photographique de cette région et qu’est-ce que votre programme tente de lui apporter ?
YM : C’est une scène très intéressante par son regard humaniste, voire utopiste vis-à-vis des réalités sociales et politiques de ces pays, tandis que la photographie en Occident tend, à mon sens, à être un peu désabusée car extérieure à ces réalités. Toutefois, les photographes au Maroc et au Maghreb manquent de plateformes de diffusion qui rendraient justice à leurs engagements et à leurs énergies créatives ; c’est exactement ce que les rencontres photographiques « Face à la mer » ambitionnent de leur offrir.
SEA : On peut lire dans la présentation de l’événement sur votre site web que cette initiative se focalise aussi sur une dimension “sociale”. Pourriez-vous nous en parler davantage ?
YM : Au-delà du manque de diffusion, les rencontres « Face à la mer » tentent de pallier le manque de structures adaptées pour aider les jeunes talents de la région à faire évoluer leurs démarches artistiques. Ces rencontres leur proposent de rentrer en contact avec des professionnels pour gagner en connaissances techniques, ce qui va leur permettre de devenir indépendants, d’améliorer leur situation économique et sociale et donc d’optimiser leurs conditions de travail. En plus des conférences et des tables rondes organisées sur différents sujets liés à la photographie, nous avons aussi proposé des ateliers pour permettre aux photographes invités d’acquérir de nouveaux outils.
SEA : Vous inscrivez aussi la question du marché de la photographie au Maroc et au Maghreb dans votre programme. Quelle est l’importance de l’aspect économique selon vous, et comment le festival aborde-t-il ce sujet ?
YM : Le marché n’est pas suffisant, bien qu’il tende à bientôt le devenir. Il y a peu de supports adaptés pour que les photographes puissent trouver des opportunités de travail. Certes, il y a des initiatives importantes comme le magazine Diptyk que nous avons invité pour une intervention, mais pour un premier rendez-vous, nous voulons favoriser la rencontre entre les professionnels du Maghreb et de France. L’idée étant de créer des réseaux de potentielles collaborations entre les deux rives. Par exemple, au lieu qu’un magazine européen envoie un photographe français au Maghreb pour documenter une actualité donnée, il faut développer les compétences localement pour ouvrir un marché qui puisse être avantageux des deux côtés de la méditerranée. En créant ces passerelles et en donnant à ces photographes de talent d’une part les outils nécessaires pour travailler et d’autre part le réseau adéquat pour se diffuser, nous pouvons ainsi promouvoir un marché pour la photographie qui soit profitable pour les artistes tout en garantissant la production d’un discours cohérent, authentique et qui respecte les réalités locales.
Je pense qu’aujourd’hui, nous devons tous nous tourner vers l’avenir en œuvrant à créer notre propre histoire, plurielle et ouverte à toutes les influences.
SEA : Ce modèle de formations alternatives et de rencontres entre professionnels est certes très important pour les jeunes générations d’artistes qui se trouvent face au grand manque de formations académiques dans leurs pays. Néanmoins, nous faisons le triste constat que les pays dits du “Sud“ restent toujours en quelque sorte dépendants de l’Occident. Est-ce que vous ne jugez pas que l’offre culturelle au Maroc se fait souvent sous le poids d’une certaine hégémonie occidentale ?
YM : En tant que petite-fille d’immigré moi-même, je pense que nous appartenons à une génération qui aspire à dépasser le statut d’ex-colonie ou d’ex-protectorat. Nous sommes tous en train d’évoluer dans un espace-temps universel où l’on partage, que ce soit avec l’Europe ou avec toutes autres contrées, des valeurs humaines universelles. Je pense qu’aujourd’hui, nous devons tous nous tourner vers l’avenir en œuvrant à créer notre propre histoire, plurielle et ouverte à toutes les influences. Les jeunes artistes maghrébins possèdent indéniablement leurs propres visions, leurs propres démarches et leurs propres méthodologies, uniques et intéressantes, mais ils ont besoin d’être encouragés et aidés à dépasser les obstacles économiques et logistiques, pour l’éclosion de leurs talents. Nous essayons donc de mettre à leur disposition des opportunités de mettre en pratique leurs projets, lesquels sont porteurs de réflexions pointues sur leurs vécus, que ce soit au Maroc, en Algérie ou en Tunisie. On se doit donc de les aider à conserver cet intérêt fort pour leurs réalités socio-politiques tout en leur offrant des possibles pistes de collaboration avec des publications internationales.
Le modèle identitaire que les Rencontres « Face à la mer » tendent à véhiculer est, dans ce sens, une identité méditerranéenne interculturelle tournée vers l’avenir et qui célèbre les énergies créatives du Maghreb.
SEA : Peut-on bien dire alors, que c’est depuis les deux rives qu’on se trouve face à la mer ?
YM : Absolument !
Un article de Salima El Aissaoui
Featured image : Apéritif de bienvenue au Dar Nour. ©Wilfrid Estève
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