En 1952, dans son ouvrage intitulé Peaux noires, masques blancs, Frantz Fanon soulignait l’érotisation des corps noirs, et leur ancrage dans des figures fantasmées. Plus tard, Paul Gilroy évoquera le processus d’iconisation (iconization) dans lequel sont pris les performers africain-américains, comme les sportifs ou les rappeurs. Aujourd’hui, force est de constater que l’imaginaire occidental, et notamment tel qu’il se déploie dans les médias et la pop culture, perpétue ce processus de réification particulier des corps noirs. Du gangster dangereusement fascinant au corps glorieux de l’athlète, c’est toute une idée de la masculinité noire qui s’est ainsi construite dans le regard de l’Occident.
L’usage des image s’est régulièrement inscrit dans un système assignant les rôles et les places de chacun.es autour d’un seul regard dominant, sacralisant les uns, fétichisant les autres. Et si de nos jours encore l’image peut-être un puissant outil de subjectivation (avec toute l’ambiguité d’un sujet à la fois conscient et assujetti), elle est encore fréquemment le véhicule d’assignation identitaires (labelling) et de régulation des désirs. Alors, faut-il en finir avec les images ? Ou repenser l’identité en tant qu’image ? Doit-on, comme le suggère certaines voix, se « désidentifier »* ? Devenir animal, mutant, cyborg ou sorcière ? Peut-on seulement s’émanciper aussi facilement des grilles de lectures dans lesquelles la race, la classe, le genre sont encore des marqueurs opérant dans l’organisation des rapports intimes, sociaux et politiques ?
L’identité dans l’image n’est plus une vérité, elle implique une écoute attentive des mouvements qui l’animent.
À l’intersection de ces questionnements, Darryl DeAngelo Terrell, jeune photographe queer africain-américain, utilise les outils de l’image pour mieux en repenser les usages et les rapports qu’ils induisent entre identité, désir et politique des corps. La question des identités qui animent ses recherches esthétiques touchent donc tout autant à la définition de soi qu’à celle des outils à travers lesquels se construire. Aussi ne s’attaque-t il pas tant aux formes de la représentation qu’aux codes sous-jacents qui la structurent et la régissent ; l’identité de l’image (son format, son type, son genre) et par là même, l’identification qu’elle peut imposer, n’est plus tant une vérité, relative ou absolue, mais un processus qui implique une lecture dynamique et une écoute attentive des mouvements qui l’animent.
Allégories profanes
La première œuvre avec laquelle j’ai fais plus amplement connaissance est un triptyque photographique, intitulé Dion, dans lequel l’artiste pose entouré de trois modèles quasi nus. Au sein d’un décor d’inspiration bourgeoise, devant une grande fenêtre recouverte de rideaux blancs qui clôturent la scène, Terrell trône, seulement vêtu d’un épais jupon de mousseline noire. Ses gestes délicats empruntent au répertoire du portrait féminin, qu’il soit issu de la peinture classique ou, plus proche, de la photo de mode, lui donnant une certaine prestance renforcée par la présence des deux jeunes hommes qui l’accompagnent : le premier, debout, se tient légèrement en retrait mais veille comme une suivante le ferait auprès d’une jeune noble. Le second quant à lui est à genoux, ou allongé au premier plan, semblant mimer une forme de soumission que l’on a plus généralement l’habitude d’observer, là encore, chez des figures féminines.
Les corps pourtant n’ont rien des canons de la blancheur occidentale telle qu’elle fût véhiculée à travers ses icônes féminines. Il n’en ressort pas moins une certaine grâce, troublante et singulière. Une grâce qui n’est pas non plus, on l’a vu, exempte d’une certaine virilité, renforcé par les éléments du décors et notamment le fauteuil en osier.
Huey P. Newton ne rejouait pas seulement le jeu des puissants, il en sapait les fondements.
En effet, le choix de ce fauteuil permet à la fois d’auréoler l’artiste, à la manière des icônes religieuses et des peintures royales, mais aussi d’importer des références plus contemporaines, notamment au portrait de Huey P. Newton**. Dans cette photographie, désormais ancrée dans les imaginaires collectifs, Huey reprend les codes de l’imagerie coloniale pour mieux les affaiblir. L’image fut si forte que c’est elle qui devint une référence, et non plus celles des colons qui célébraient leur propre gloire. De fait, en rentrant dans l’image, il ne rejouait pas seulement le jeu des puissants (se donner à voir dans une posture de puissance, entourés de symboles de leur domination), il en sapait les fondements. Il n’était plus l’instrument invisible sur le dos de qui se sont bâtis les empires coloniaux, il était au centre de l’image, au centre de l’Histoire, et imposait ainsi un tout nouveau regard sur celle-ci.
Ce n’est donc pas tant une réappropriation des codes du portrait royal ou religieux auquel se prêtent Daryll Terrell et ses modèles, mais bien à une subversion du genre d’une part, et des genres, d’autre part, par l’affirmation d’une beauté hors des canons esthétiques et des valeurs qu’ils sous-tendent. De même, l’artiste ne se contente pas de citer visuellement une image, ou d’en produire une imitation, il en actualise les mécanismes et la puissance d’agir pour mieux la désacraliser et lui redonner du corps, de la chair, de la vie. Par cette réincarnation de l’image, Daryll Terrell réintroduit l’idée d’une esthétique qui ne serait plus science du beau ou du jugement de goût, mais un rapport particulier au désir. Et cette forme particulière d’érotisme se traduit par un transport, un déplacement du toucher au domaine de l’œil.
Le désir ainsi réactivé se déploie, infiniment, dans cette tension irrésolue entre la caresse et le regard.
Le care et la caresse
La série Sacred peut d’ailleurs être lue en miroir du triptyque Dion. Ici, le sacré rencontre le profane. Il n’y est plus questions de héros, de dieux ou de canons à admirer ou à louer, mais d’une famille, d’une communauté sur qui veiller, comme le souligne les légendes accompagnant les différents clichés : Who Prays For The Black Boy – Who Has Lost His Way, Who Has No One To Go Too Cry Too – Cover The Black Boy – Protect The Black Boy Help Him Grow.
Loin aussi, l’imagerie et les codes virilistes mettant en avant la force et le pouvoir porté par la figure du leader.
Entourés d’auréoles découpées dans des papiers colorés, ou tracées à l’aide de strass, les modèles ont abandonné les poses étudiées pour des postures beaucoup plus naturelles. On y voit notamment un jeune homme aux yeux clos et au sourire radieux, et deux enfants endormis, qui confèrent à la série une certaine sérénité. Le regard est ici bienveillant, presque de l’ordre du toucher et de la caresse, bien loin du rapport contemplatif aux icônes sacralisées. Loin aussi, l’imagerie et les codes virilistes mettant en avant la force et le pouvoir porté par la figure du leader. Par là, Darryll Terrell s’inscrit dans une certaine filiation avec les valeurs de care et de solidarité au service du collectif plutôt que de l’individu, développées notamment par Audre Lorde, ou Angela Davis, et qui ont animé nombre de mouvements militants, des Black Panthers à Black Live Matter.
Cette mise en valeurs de la communauté n’empêche pas pour autant un questionnement plus personnel, tel qu’il est posé dans des œuvres comme I wish I was Perfectly Happy ou Blk men in colors. Là encore, ces deux œuvres peuvent être mise en regard. Dans la première série, l’artiste pose en pied, sans attitude particulière, mais plutôt comme le patient futur d’une intervention de chirurgie esthétique. L’image du corps est entourée de notes, raturée, passée au crible du discours normatif, mais aussi de détails plus personnels. Vulnérable, lisible, comme un portrait en négatif, l’auteur donne à voir ce qui est habituellement relégué dans l’ombre, voire éliminé : les « défauts » du corps, la graisse, les vergetures, mais aussi tout ce qui nous constitue, nous marque intérieurement, les histoires, les parcours, les normes et les assignations identitaires. Au-delà d’une première lecture qui n’y verrait qu’une dépréciation de soi un brin complaisante, Darryll Terrell montre ici l’impasse des identités fixes et des images qui “collent à la peau”. Le corps, loin de n’être que le réceptacle visible d’une âme ou d’une essence absolue, est au contraire une matière (é)mouvante, animée de multiples trajectoires de vie, et inscrit dans un tissus de relations qui le modèle, le déforme parfois, mais le reconstruit ailleurs.
* Teresa De Lauretis, Technologies of Gender, Essays on Theory, Film, and Fiction, Bloomington, Indiana University Press, 1987.
**Huey P. Newton. Photolithographic halftone poster, c. 1968, by Unidentified Artist. National Portrait Gallery, Smithsonian Institution.
Un article de Julie Aubry-Tirel
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