Autodidacte, l’artiste se partage entre Paris et Cotonou. Principalement connu pour son travail photographique entre réalité et fiction. D’œuvre en œuvre il matérialise les résistances, leur rend hommage pour mieux cristalliser le paradigme de la mémoire.
Madeleine de Filippi : Quels sont vos rapports avec les différents médiums que vous utilisez ?
Ishola Akpo : Explorer différents mediums me permet de mieux raconter la complexité de nos histoires collectives et de ne pas me limiter. La photographie, les installations, les broderies et les collages sont des médiums dont les singularités me permettent de déployer plusieurs propos, idées et interrogations… Généralement, je pense le projet à partir de la photographie puis j’investis d’autres médiums, mais mon regard de photographe s’inscrit en filigrane dans mon travail. Aujourd’hui, ces quatre médiums font partie de mon langage et sont des mondes pleins de potentialités que j’aime explorer d’un point de vue plastique, technique et poétique.
J’aime travailler sur des séries, cela me permet une plus grande envergure de regards et d’idées autour d’un sujet. Dans ma série Traces d’une reine j’ai réalisé plusieurs collages de photographies et d’images d’archives, qui révèlent le pouvoir des reines en Afrique. Il s’agissait pour moi de poser un regard subjectif et inclusif sur ces différentes histoires. J’ai opposé l’aiguille, matérialisant la résistance des reines, à la fragilité de leur pouvoir incarnée par le papier. Mais ce fil exprime aussi le fil conducteur de l’histoire. Il relie archives et perspectives contemporaines, il relie et soude entre eux des éléments disparates pour créer une nouvelle Histoire. Sur certains de ces collages, j’ai délibérément substitué la tête des souverains par celle des reines. Ce « glissement » leur rendait hommage, mais interrogeait également les processus d’invisibilisation et la responsabilité des souverains et des hommes dans « l’effacement » de certains fragments de l’histoire.
Séries après séries, des fils rouges apparaissent au sein de votre démarche. Le paradigme de la mémoire semble avoir une place particulière. Comment pourriez-vous le définir ? Et quelles formes prend-t-il ?
La mémoire, les archives, l’identité et l’héritage, ce sont des thèmes qui sont très présents dans mon travail depuis quelques années. Cela est dû à mon histoire personnelle, tant d’un point de vue familial, que “citoyen”. La notion de mémoire est essentielle dans la phase de recherche à travers mes lectures, le recours aux archives, les rencontres avec des personnes-ressources, des sachants, etc. Mes recherches m’emmènent à questionner nos archives « écrites », « orales » et « visuelles » et à réinvestir l’Histoire de manière à la rendre plus personnelle, plus poétique.
Il n’y a pas de prétention de véracité historique, bien que j’accorde beaucoup d’importance aux recherches et à la justesse des idées que je tente de déployer. Je me réfère beaucoup à la mémoire et à l’histoire pour apporter une autre lumière sur des faits marquants du passé ou ceux que la « grande Histoire » n’a pas retenus. C’est une manière de me réapproprier des faits, d’éclairer certaines zones d’ombres… C’est en effectuant des recherches que j’en apprends davantage sur mon histoire que je transforme en une représentation collective.
Qu’il s’agisse de photographies, de collages ou de broderies, la figure féminine apparaît également dans de nombreuses séries. Quel est l’enjeu de cette présence ?
Je n’ai pas vraiment choisi de travailler sur la figure féminine. Cela s’est un peu imposé à moi au fil de mes recherches. Il y avait beaucoup de zones d’ombres qu’il me semblait falloir investir. J’ignorais beaucoup de choses. La société et notre histoire nationale avaient effacé beaucoup de choses. Et ces interstices m’inspiraient…
Aussi, ces dernières années, la question des femmes notamment s’est inscrite de manière importante dans les sphères historiques et politiques au Bénin et à l’international. Ce projet a été particulièrement important pour moi.
En réalité, ce sont les figures et les phénomènes de résistances qui m’intéressent, les figures signifiantes, mais oubliées, les luttes portées.
Par exemple dans ma prochaine série photographique « Je ne suis pas un soldat, je suis un vendeur de canne à sucre », j’explore la mémoire de la Sucrerie de Francières au prisme de l’histoire d’un ancien employé dont la singularité de l’histoire personnelle révèle la complexité d’une époque, de relations humaines, économiques et politiques. Les luttes, les résistances… ce sont des phénomènes qui m’animent. Il y a beaucoup de choses que l’on ignore et qui contribueraient pourtant à redistribuer certaines cartes…
Revenons plus précisément sur votre série Agbara Women…
J’ai souhaité parler des reines africaines qui ont fait notre continent, dont nous sommes aussi les héritiers. Revenir sur leurs heures de gloire dans les différents royaumes du continent, mais qui ont été oubliées pour la plupart, et ce, volontairement, dans la narration de l’Histoire des pays africains. « Agbara Women » redonne une place aux femmes africaines dans la complexité de nos sociétés où les liens séculaires concèdent de nouvelles normes. Au-delà de l’hommage rendu aux Femmes, c’est la puissance, la force, la détermination, mais aussi la fragilité qui m’intéresse. Des êtres, mais aussi des luttes.
La notion de langage est-elle aussi très importante pour saisir tous les reliefs de votre travail ? Mélange des langues de vos titres, le recours à l’archive etc.
La tradition transmise oralement est si précise et si rigoureuse que l’on peut, avec divers recoupements, reconstituer les grands évènements de notre continent qui illustrent notre histoire avec de nombreux détails. En Afrique, une connaissance est vivante, c’est pourquoi les vieilles personnes qui en sont les dépositaires peuvent être considérées au même titre que des anthropologues, des historiens ou même des sociologues. C’est notamment en me basant sur diverses traditions orales que j’arrive à réaliser mes différents projets. Beaucoup de mes œuvres ont des titres en langue traditionnelle. Le yoruba et le fon sont très présents. Cette importance de la langue s’incarne particulièrement dans ma série de broderie Manifestes.
Le dialogue entre les photographies (Agbara Women), les collages (Traces d’une Reine) et les broderies (Manifestes) exprime beaucoup de choses…
Lors de l’exposition « L’essentiel est invisible pour les yeux » à la galerie Sabrina Amrani en 2022 c’est la première fois qu’apparaissent des objets / des installations dans votre travail.
Ce n’est pas vraiment la première fois. Lors de l’exposition Chaos-Monde, en 2017, j’avais présenté une installation composée de pelles rouges qui étaient fixées au mur en écho à une citation d’Édouard Glissant.
Aussi dans l’exposition Agbara Women, j’avais présenté une sculpture en céramique, une hache (2020). Néanmoins, c’est la première fois que j’investis ce médium avec cette envergure. Cette exposition présente le deuxième volet de la série « L’essentiel est invisible pour les yeux ». Cette exposition explore la dot, une pratique ancestrale et séculaire, implicite dans de nombreuses sociétés traditionnelles et contemporaines. La dot est un geste symbolique, il scelle l’union des époux et de leurs familles. Inspiré par l’expérience de ma grand-mère, c’était important pour moi de revenir sur cette cérémonie qui est encore très ancrée chez nous. L’idée était de la valoriser pour son essence traditionnelle, ce qu’elle incarne comme valeurs et ce que cette pratique raconte des différentes philosophies qui animent nos communautés et nos sociétés.
Pour cette exposition, j’ai donc présenté une installation composée de 80 assiettes en métal emmaillé appelées Kpanou en langue fon, ces assiettes sont incrustées d’anneaux métalliques. Cette œuvre donne corps aux 80 années pendant lesquelles ma grand-mère a conservé ces objets. La mise en relation de cet objet symbolique de la dot avec ces anneaux fait également écho au Kpanouhoun – rythme festif de la région de l’Ouémé-Plateau – créé à partir de sons de tambours et de ces mêmes assiettes. Chaque assiette décorée présente un fait, un bâtiment ou encore une personnalité emblématique de l’histoire du continent.
L’évolution de la dot, de ses composantes, de ses conceptions raconte beaucoup de choses sur notre histoire. Par exemple, c’est intéressant que des liqueurs importées au Bénin en lien avec l’histoire coloniale soient au cœur de la dot et de différentes cérémonies traditionnelles. Je reviens sur ce point dans une série de sculpture en terre cuite.
Quels sont vos projets ?
J’ai plusieurs projets en tête. Faire des résidences de recherche et de création sur ces nouveaux projets. Des expérimentations.
J’ai une exposition en cours au Lab de la fondation Zinsou. Pensée comme une visite de mon atelier, cette exposition permet aux visiteurs de découvrir mon œuvre et la façon dont je conçois mon travail, mes résidences, mes recherches. Je montre mes séries photographiques « L’essentiel est invisible pour les yeux » , « Ahwando » et « Agbara Women », mes tapisseries et céramiques retracent les dernières années de mon parcours.
Aussi, je suis en résidence de création actuellement à la fondation Donwahi où je fais un travail de recherches très intime lié à ma famille (notamment sur mon père qui a vécu pendant 30 ans en Côte-d’Ivoire) et sur mon enfance vécue en Côte-d’Ivoire. J’effectue des recherches sur des lieux, je fouille des archives, des lettres, des agendas. Ce travail me renvoie dans mon enfance où je n’ai pas de souvenirs précis…
Et en juillet, j’ai la chance d’être en résidence à Paris à la Cité internationale des arts.
Propos recueillis par Madeleine Filippi.
Image de haut de page : Ishola Akpo, Iyà Nlà, Série Agbara Women, 2020. Photographie numérique, 120cm x 90 cm. Courtesy de l’artiste.