Rencontre avec l’artiste marocaine Khadija Tnana à l’occasion de sa participation à la cinquième édition de la Biennale internationale de Casablanca (BIC) de 2022-2023 – “Les mots créent les images”.
Née en 1945 à Tétouan, Khadija Tnana est une artiste contemporaine marocaine qui vit, crée et expose principalement dans son pays. L’installation et la performance qu’elle présente à la BIC émanent de sa pièce Tata M’Barka, publiée en 2015 aux éditions Bab al hikmat. Celle-ci se distingue par l’intensité du thème qu’elle aborde : l’esclavage domestique au Maroc.
Louise Thurin – A la manière de la littérature décoloniale, Khadija, vous donnez la parole avec Tata M’Barka à une femme noire esclavisée au Maroc – l’une desdites “servantes de Harem”, qui peuplent les représentations orientalistes d’un Delacroix ou d’un Gérôme. Votre pièce, maintenant déployée en une installation et une performance, donne à voir un panorama des féminités marocaines des années 60 et ici, une sororité frustrée, excluante et raciste.
Khadija Tnana L’histoire de Tata M’Barka est inspirée d’un drame familial qui s’est déroulé au cœur de la maison de mon grand-père maternel, membre d’une ancienne et prestigieuse famille tétouanaise. Tata M’Barka est une femme noire qui a vraisemblablement été enlevée à ses proches dans l’enfance, puis ballotée au gré des caprices de ses maîtres, avant d’arriver à Tétouan, achetée par mon grand-père “pour un usage domestique”.
De mes cinq à onze ans, avant mon départ pour Rabat, lorsque je me rendais avec ma mère chez son père, nous passions rituellement par la cuisine – où Tata M’Barka était contrainte de rester le jour – pour la saluer. Elle était toujours assise sur un tabouret. Résultats des différents sévices qu’elle subissait, elle se mouvait avec difficulté et parlait très peu. La nuit, elle restait dans une darchoucha, une pièce sans porte, attenante à la cuisine. Tata M’Barka arborait invariablement un sourire de façade, qui s’éclairait un peu au contact de ma mère et moi. Ma mère, contrairement à sa propre mère, est véritablement empathique et s’est toujours tournée vers les dérogeantes, les “femmes à problèmes”, les rejetées. Elle était la seule de sa famille à reconnaître l’humanité de Tata M’Barka, bien qu’elle n’ait jamais contesté – et c’est mon regret – l’autorité de son père sur le statut de celle-ci.
Les marchés aux esclaves existaient au Maroc jusqu’au début des années 50. Ces places, qui sont encore localisables – je pense à celle de la Médina de Tétouan – survivent dans l’espace public marocain sans aucune commémoration, ni contextualisation. Je suis passée dans le quartier de mon grand-père récemment et j’y ai croisé un voisin âgé qui conservait dans sa mémoire quelques souvenirs du marché aux esclaves. Il m’a guidé à une place anodine : il n’y avait rien, seul le silence de l’oubli. Il me disait : “Khadija, tu n’imagines pas… Parfois, quand une femme était devenue trop vieille pour être “utile” à la maison, on la faisait sortir pour la vendre… Qui va l’acheter ? Une femme abusée toute sa vie, jetée sur la place comme une ordure…”
“Note de LT ” Dans le monde arabe, il est vrai que c’est – peut-être contre-intuitivement – le Qatar qui, le seul, initie un travail commémoratif et développe un espace patrimonial consacré à la mémoire de la Traite arabo-musulmane avec sa Bin Jelmood House. Les images liées à l’esclavage dans ce contexte, elles, pourtant persistent dans la mémoire collective – le danseur du ventre, l’eunuque, le/la gnaoua, l’esclave de harem, la servante – et sont développées en littérature comme dans Ségou (1984-1985) de Maryse Condé, via les pérégrinations du personnage de Siga Traoré au Maroc ; et en sociologie, par notamment Chouki El Hamel, Le Maroc noir – Une histoire de l’Esclavage, de la Race et de l’Islam (2013)
“KT” Lorsque peindre était devenu trop fatiguant à cause de mon cancer du sein, j’ai travaillé à des pages de prose, dans lesquelles Tata M’Barka apparaissait. J’ai lu ce premier texte à la metteuse en scène Naïma Zitan, qui m’a proposé de collaborer autour d’une pièce de théâtre. Cela coïncidait avec l’offre de l’Institut français d’une résidence de création à Fez. La maison fassi dans laquelle je préparais mon exposition – et notamment sa cuisine – était similaire à celle de mon grand-père. Mes souvenirs de Tata M’Barka et les chuchotements de mes tantes ont naturellement reflué.
“LT” Vous êtes-vous basée uniquement sur vos souvenirs pour constituer vos recherches ? Subsiste-t-il des archives tangibles, voire photographiques de cette femme ?
“KT” Aucune archive n’existe d’elle à ma connaissance. Ma création émane simplement de son fantôme et de mes souvenirs. Je voulais lui rendre hommage : j’ai rêvé de Tata M’Barka sur les planches du Théâtre espagnol de Tétouan, faisant face à la société qui l’a annihilée. La pièce fait monter sept femmes sur scène derrière des voiles presque opaques. Ils représentent l’étouffement de l’espace domestique ; l’espace d’intimité d’une famille dans laquelle les informations circulent derrière les portes. Je fais écho à cette scénographie dans mon œuvre présentée à la Biennale. Les voiles ici sont cousues d’injures que j’ai entendues proférées à l’encontre de Tata M’Barka.
Un jour à la maison, on a commencé à murmurer “L’esclave est enceinte…” Les femmes esclavisées sont systématiquement renvoyées à des images de séductrices, à l’origine du moindre dysfonctionnement domestique – et notamment des déséquilibres entre le monde des hommes et celui des femmes. Elles sont invariablement tenues responsables de leurs viols, de leurs grossesses ; bien que tout le monde savait que les hommes de la maison allaient “se former” ou “se défouler” dans la darchoucha. Tata M’Barka a accouché d’enfants : je sais que l’un d’eux a été emporté à la naissance par une autre femme esclavisée. Je n’en ai plus jamais entendu parler. D’autres familles ont fait jeter les nourrissons dans les égouts. Je n’ai pas de parentèle métissée : c’est purement impossible – où sont les enfants ?
“Note de LT” Le sujet des violences sexuelles “de formation” dans le cadre de l’esclavage domestique dans le contexte de la Traite arabo-musulmane m’évoque très directement un passage glaçant du livre Bakhita (2017) de Véronique Olmi, où la protagostiste enfant est violée par son “petit maître”, le frère des filles dont elle est la compagne asservie.
“LT” Vous demandez bien justement : “Où sont les enfants ?” Ces invisibles n’ont pas tous été effacés. Ils peuplent aujourd’hui la société marocaine et l’un d’eux est même un héros – certes normatif – de la littérature arabe : je pense évidemment à la figure d’Antar ou ‘Antarah ibn Cheddad, le fils de Zebiba. L’épopée d’Antar semble reçue assez superficiellement par le public. On parle et représente “le poète noir” – et de ce fait, on occulte la représentation des figures métisses, transgressives, dans le contexte de la Traite – mais on oublie de questionner dans le mythe son mépris des autres esclavisés, son respect taisible pour sa mère, la liberté et l’aristocratie qu’il négocie frontalement à son père, puis à sa tribu…
“KT” J’ai commencé à peindre en 1993. J’étais précédemment très impliquée en politique, notamment en tant qu’adjointe à la culture au maire de Fès, de 1983 à 1993. Mon père, Mohammed Tnana, a co-fondé dans les années 30, le mouvement qui constituera le Parti nationaliste de la réforme. Petite fille, j’ai participé sur les épaules de mes proches à toutes les manifestations contre le Protectorat espagnol des années 50. A quatorze ans, j’étais contre tout ! Dans la pièce Tata M’Barka, je m’incarne dans le personnage de Loubna. J’avais, comme elle, appris à crier “Liberté !”
Cette liberté était totalement incompatible avec les règles et conventions strictes de la maison de mes grands-parents maternels. J’étais enfant : je comprenais peu de choses de cette situation complexe. Je demandais : “Pourquoi ? Pourquoi Tata M’barka ne sort jamais de la cuisine ?” On me répondait “C’est comme ça et nos ancêtres faisaient déjà comme ça.” Je n’accepte pas ces justifications traditionalistes. Ils n’avaient rien à répondre de leurs actes. Nos ancêtres ont commis de lourdes fautes et il est invraisemblable de les reproduire, de les faire perdurer : c’est un nostalgisme à honnir.
« Khadija mature depuis longtemps un travail sur les femmes marocaines. Qu’une élue quitte un espace politique sclérosé pour investir la scène artistique nationale avec l’intention de parler frontalement de nos tabous est admirable. Notre collaboration de long terme a permis l’éclosion de plusieurs projets importants, fruits de résidences. Khadija a des choses à dire. J’ai beaucoup de respect pour elle, sa transgression, son intransigeance : je crois en son engagement et m’engage à ses côtés. »
Mostapha Romli, président de la Maroc Premium Fondation et de la Biennale internationale de Casablanca (BIC).
La performance et l’installation de Khadija Tnana présentées pour la première partie de la Biennale internationale de Casablanca (BIC), fruits d’une résidence de création à IFITRY Essaouira, seront renouvelées et augmentées pour sa seconde partie à l’été 2023.
Image haut de page: Archive personnelle de l’artiste, dans les bras de son père. Courtesy Khadija Tnana.
L’interview de Khadija Tnana a été conduite par Louise Thurin dans le cadre de la 5ème édition de la Biennale International de Casablanca.