Face aux drames, Joana Choumali pose sur le monde un regard lucide et tendre. À l’occasion de Unseen Amsterdam 2019, l’artiste nous parle de sa série Alba’hian, présentée au sein de l’exposition collective Woven Matters du 20 au 22 septembre 2019. Elle nous invite également, avec une grande humilité, dans l’intimité des espaces qui nourrissent son inspiration, ses émotions et sa vie.
The Art Momentum : Le principe de Unseen, c’est de montrer des travaux inédits, qui n’ont jamais été montrés avant, même si cette règle n’est pas absolue. C’est dans ce contexte que tu as choisi de partager les nouveaux tirages de ta série en cours Alba’hian. Peux-tu nous parler des raisons qui t’ont poussées à intégrer la broderie, le patchwork, ou encore le voile dans ce projet tout comme dans le précédent Ça va aller et de pousser ainsi ton travail au-delà du médium photographique ?
Joana Choumali : Il y a quelques années, j’ai ressenti le besoin de passer plus de temps avec mes photos, de pouvoir les toucher, d’avoir un rapport vraiment tactile avec les pièces. J’ai saisi l’occasion d’une résidence à Ifitry au Maroc en 2015 pour expérimenter pour la première fois la broderie sur photographie, j’ai ainsi produit une première série qui se nommait Translation. Je m’y suis rendue une seconde fois pour achever ce travail et je suis tombée malade. C’était en mars 2016, au moment même où l’attaque terroriste de Grand-Bassam en Côte d’Ivoire a eu lieu. À mon retour à Abidjan, je me suis rendue à Grand-Bassam dans l’espoir de rencontrer des gens qui accepteraient de témoigner de cet événement, car j’avais dans l’idée de produire des portraits documentaires. Pendant cette démarche, j’ai été invitée à une conférence de la société des psychiatres de la Côte d’Ivoire, qui expliquait à la population comment surmonter le traumatisme lié aux attentats.
C’est à ce moment-là que je me suis rendu compte qu’il y avait un énorme décalage entre l’idée que je me faisais de la façon dont les gens pourraient gérer ce traumatisme et la réalité. En effet, ce jour-là j’ai fait beaucoup de photos avec mon téléphone, je marchais dans les rues de Grand-Bassam et j’ai constaté que la rue était déserte. L’énergie de la ville avait complètement changé. Quand je suis rentrée à la maison, j’ai compris que toutes ces photos avaient quelque chose en commun ; on y retrouvait des personnages dans des paysages vides, qui marchaient la tête baissée, ou qui étaient assis face des murs. Tout le monde disait « ça va aller, ça va aller » et pourtant ça me sautait aux yeux, je voyais bien que ça n’allait pas !
TAM : Tu observais donc une sorte de refoulement de la part de la société, comme un déni ?
J.C : Oui, une extrême positivité qui devient presque frustrante parce qu’il n’y a pas de place pour le dialogue. Ce qui m’avait beaucoup touché, c’est que la plupart des personnes qui étaient venues lors de la cellule de crise pendant les trois premiers jours racontaient que la première fois qu’ils avaient entendu des coups de feu, elles avaient pensé que la guerre était de retour. Ce qui voulait dire qu’il y avait des traumatismes liés aux événements précédents qui n’avaient pas encore été exprimés, et tout remontait à la surface, comme des souvenirs qui viennent se superposer les uns aux autres.
La broderie a prit place dans ma vie comme quelque chose de littéralement salvateur, qui me permis d’exprimer tout ce que j’avais reçu et compris pendant ce séjour à Bassam. C’est comme ça que j’ai commencé à broder sur les photos.
TAM : La broderie est donc devenue un moyen de te décharger ? Comme un moment qui n’appartient qu’à toi et qui te permet de transmettre certains ressentis sans passer par les mots ?
J.C : En effet. J’étais malade à cette époque, et en plus de mes problèmes de santé, nous avons aussi vécu un décès brutal dans la famille. J’ai imprimé les photos sur une toile et j’ai commencé à les broder dans mon lit, comme une forme de résistance et de résilience, comme un moyen pour moi de continuer à être la personne créative que je suis, même si physiquement je ne pouvais pas utiliser mon appareil, sortir et voir du monde. Pour moi c’était une façon productive et positive de faire quelque chose, plutôt que d’être en anxiété.
Je n’ai pas commencé ce projet dans le but de le montrer, mais plutôt comme un moyen de laisser passer le temps d’exprimer ce que je n’arrivais pas à exprimer. La broderie agissait donc comme une forme de thérapie, comme pour raccommoder la situation, comme si je tissais un lien entre les personnes que j’avais photographié. Maintenant, j’ai du mal à envisager ma vie sans la broderie.
Parfois il faut vivre une profonde tristesse pour apprécier la joie. Parfois il faut frôler la mort pour apprécier la vie.
TAM : Le titre de cette série Ça va aller est en réalité ironique, mais malgré tout, les œuvres n’invitent pas à la tristesse et au pessimisme, au contraire !
J.C : Je suis une personne très souriante, chaleureuse, vivante et dynamique mais il y a comme une part de moi qui est très encline à la mélancolie. J’ai toujours été une enfant rêveuse, ça a même été un problème avec mon entourage, parce que j’étais tellement dans mon monde que c’était parfois mal perçu. C’est quelque chose que j’assume maintenant, à travers ma démarche artistique. Je trouve qu’il y autant de beauté que de tristesse dans la tendresse mélancolique et dans la nostalgie.
Parfois il faut vivre une profonde tristesse pour apprécier la joie. Parfois il faut frôler la mort pour apprécier la vie. C’est un sentiment que je n’avais pas avant la guerre en Côte d’Ivoire. Personnellement, ma vie a vraiment été scindée en deux ; il y a eu un avant et un après la guerre.
TAM : Les affrontements qui déchirèrent la Côte d’Ivoire en 2011 furent donc important dans la prise de consciences de tes désirs d’expression plastique ?
J.C : Oui, c’est après la guerre que j’ai décidé d’embrasser ma carrière professionnelle artistique, car j’ai ressenti une urgence de vivre. Je me suis dit « Tu es là, tu as survécu, tu as surmonté tout ça, maintenant qu’est-ce que tu fais du reste de ta vie ? » Ça m’a donné le courage d’explorer des choses que j’avais refoulées, que j’avais enfouies bien au fond en pensant qu’elles se régleraient toutes seules. Les choses sont remontées petit à petit, mais au lieu de les combattre je les ai laissées venir, ça m’a permis de faire la paix avec moi-même et de pouvoir m’accepter telle que je suis. Ce n’est que lorsqu’on s’accepte que l’on peut accepter les autres tels qu’ils sont.
TAM : C’est cette sérénité nouvelle que l’on ressent dans ta dernière série Alba’hian.
J.C : En effet, cette série est née d’une quête spirituelle. Cela faisait plusieurs années que je me préparais à faire un trek en Asie, j’ai commencé à marcher tous les matins entre 4h30 et 7h30. C’était une fenêtre temporelle que j’ai trouvée pour être seule, pour être en paix avant de commencer la « vraie » journée et ses difficultés ; celles qu’on peut imaginer pour une femme active avec des enfants. Toutefois, deux ans plus tard, en été 2018, un autre membre de ma famille proche tombe malade, ce qui déstabilise l’équilibre familial et me replace face à mes souvenirs. La marche m’a permis de prendre le temps de mettre mes idées en place, de construire un schéma de vie, de faire des ajustements par rapport à tout ce qui se passait, tous les challenges que je devais relever. Ce qui est étonnant, c’est que plus je marche, plus j’ai envie de marcher. Parfois même je me réveille la nuit car je suis pressée de me lever pour aller marcher, comme si j’avais rendez-vous avec quelqu’un. Comme si j’avais rendez-vous avec l’espoir, rendez-vous avec le jour qui se lève.
C’est cette sensation d’être seule physiquement sans l’être vraiment, car je marche avec mes pensées. Parfois, j’ai même l’impression de marcher avec mon enfant intérieur, avec la petite fille que j’étais, et qui a enfin l’espace, émotionnel et physique, et le temps de dire ce qu’elle veut.
TAM : Alba’hian en langue agni veut dire « la première lueur du jour ». Quelles émotions cette lueur t’inspire-elle ?
J.C : Au cours de ces promenades matinales, il y a un moment particulier qui, un jour, m’a menée jusqu’aux larmes ; le moment, vers 6h15 du matin à Abidjan, où la lumière électrique des lampadaires laisse place à la lumière du jour. Il y a à ce moment-là quelque chose de magique, et mes sens sont en alerte. J’observe le jour qui se lève et qui s’accompagne du chant des oiseaux, presque assourdissant. Ces sons se superposent à la lumière, la brume, et les couleurs du ciel. En Côte d’Ivoire, avec l’humidité du matin, à 5h50 du matin le ciel est violet. Il n’est plus rosé-bleu clair, et pas encore bleu, il est violet pourpre ! Les couleurs données à chacune des pièces de la série Alba’hian sont inspirées de ma perception de ces lumières et de ces sons, mais aussi de mon état d’esprit à ce moment-là. Ma technique, c’est de représenter ces nuances comme si je travaillais avec Photoshop mais à la main, j’utilise le textile pour voiler ces paysages car c’est ma façon de présenter la brume du matin. Il y a comme un dialogue entre le paysage extérieur et mon paysage intérieur.
TAM : En effet, on observe une place importante donnée au paysage architectural et naturel. Cela va presque au-delà du « toi », de tes propres impressions, car tu vas vers la contemplation du monde. Comment les deux s’articulent ?
J.C : Les deux s’articulent de façon très naturelle. J’ai commencé à vraiment apprécier ma ville après la guerre. Abidjan était le théâtre d’une période vraiment violente et difficile, et beaucoup d’Ivoiriens ont été surpris de voir cette violence à travers les images dans la presse. Pendant longtemps, lorsqu’on tapait « Abidjan » sur Google, on y voyait des images d’explosions et de militaires. Mais ce n’est pas du tout ce qu’est cette ville. Cette ville, c’est une des villes les plus accueillantes du monde, où tout le monde se sent chez lui assez vite. Et le fait de la voir le matin très tôt, pour moi c’est la voir encore endormie, comme quand vous observez un être aimé qui dort. C’est une démarche très tendre.
Et c’est aussi une façon de contester l’idée qu’en Afrique il n’y a pas seulement la pauvreté, la misère, la faim, le désordre ou encore la pollution. Lorsque je marche dans ces moments-là ce n’est pas ce que je vois. J’y vois une réalité toute autre, sur laquelle vient ensuite se superposer les rêveries.
Le matin est très souvent associé au renouveau, à la sérénité, à l’élévation, au renouvellement de ce qui a été.
TAM : Ça va aller, c’est l’espoir que ça aille mieux. Alba’hian c’est aussi l’espoir d’un jour meilleur, c’est aussi se projeter dans le futur car on est le premier à se lever et on accompagne le jour qui vient. Ces deux titres là sont liés par l’idée de se retrouver et de trouver son chemin, est-ce pour cela qu’il est, selon toi, important de vivre le moment de l’Aube ?
J.C : Oui c’est ça, l’idée c’est d’explorer le passé, d’être pleinement dans le présent, et de se projeter dans le futur par rapport à ce qu’on a reçu du passé. Qu’est-ce qu’on en fait ? Qu’est-ce qu’on devient ? Comme si on avait peut-être l’espoir de pouvoir faire mieux que ce qui a déjà été fait, d’être toujours en train d’apprendre et de se dire qu’il n’y a pas de mot de la fin. J’aime l’idée de pouvoir surmonter ce qui est difficile de surmonter, ou au moins d’y travailler. Parfois, je reçois du passé des souvenirs qui viennent répondre à des défis actuels, comme des préoccupations d’enfant qui viennent compléter mes préoccupations d’adulte.
Au fur et à mesure de ce travail sur Alba’hian, j’ai commencé à faire des recherches et je me suis rendu compte que l’itinérance et la marche sont liées au matin dans toutes les religions ; dans le christianisme, dans le bouddhisme, dans l’islam, etc. C’est quelque chose de complètement universel, intrinsèque à l’humanité de marcher et d’être fasciné par la première lumière du jour. Le matin est très souvent associé au renouveau, à la sérénité, à l’élévation, au renouvellement de ce qui a été. Le soir, le coucher du soleil représente l’idée de finitude, c’est plus triste.
TAM : Un peu comme si chaque nouvelle journée serait une nouvelle vie ? Tu nous livres une expression très personnelle du renouveau, mais quand tu en parles, on comprend exactement ce que tu peux y ressentir, c’est limpide. Il n’y a pas de déchiffrage complexe à effectuer, c’est parlant.
J.C : Pour en parler j’utilise vraiment la notion de layers car c’est vraiment comme ça que les choses se placent dans ma tête, c’est comme ça que les mémoires, comme un sous-marin, remontent progressivement et se superposent. C’est quelque chose que je veux partager avec les autres mais qui est assez discret. J’ai eu du mal à montrer ma série Ça va aller, car je me disais « c’est trop personnel, j’ai peur qu’on comprenne ce que j’ai traversé, et ce que je traverse encore », alors qu’en fait il n’y avait pas de quoi rougir ! J’aimais bien utiliser le mot « chuchoter » pour décrire Ça va aller ; c’est un travail qui chuchote et pourtant, qui a parlé à beaucoup de gens. C’est la même chose avec Alba’hian, c’est un peu « voilé », mais comme ce n’est pas lié à un événement en particulier, ça touche plus largement, c’est plus existentiel. Ce qui est extrêmement bouleversant pour moi, c’est de voir la réponse des spectateurs face à mes œuvres. Je n’ai pas tellement besoin d’en parler ou de les expliquer car la compréhension se fait de façon vraiment naturelle.
TAM : Alba’hian est aussi un travail en déplacement, peux-tu nous parler de l’Aube dans les autres villes que tu visites ?
J.C : Au début j’avais décidé de ne pas me disperser, mais j’ai vite compris que je devais poursuivre ce travail dans toutes les villes où je faisais des promenades matinales ; Johannesburg, Dakar, Accra. Je voyage beaucoup, et à chaque fois que je voyage j’emmène mon appareil photo. C’est devenu un rituel de toucher, de goûter la ville à l’Aube. Chaque ville a un goût particulier, a une énergie différente. Je pars bientôt à Lagos, où je vais aussi faire des photos. Chaque voyage me permet de voir ce que la ville me dira.
Une interview The Art Momentum
Featured image : Joana Choumali, “Dream Leftovers”, série Alba’hian, 2019. 80 x 80 cm. Image copyright the artist and courtesy Gallery 1957, Accra.
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