Un monde authentique, vrai et assuré, infusé de poésie, d’humour, d’éros, de la vie des gens, de la vie de tous les jours, des infinis trésors de l’imaginaire, de la réalité sociale et historique, des évènements sociétaux. Un monde nourri également de ses voyages dans ce qui fonde notre culture, des analyses de l’avant-garde idéologique, artistique, intellectuelle, politique de notre pays et de saisies dans les pensées de la négritude, du maronisme moderne, de la créolité et du Tout-Monde, qu’il décante, assimile, transforme en langage plastique contemporain.
Tel est l’univers dans lequel nous plonge Miguel Marajo.
Miguel Marajo a donné corps à une œuvre vigoureuse, franche, abondante et pleine de ressources où peintures, dessins, assemblages, objets peints, installations, textes poétiques se rencontrent, s’accordent et s’emboîtent. Ils forment un tout indissociable à travers lequel Miguel Marajo fait briller son savoir-faire, décline les techniques qu’il éprouve, explore une pléthore de supports, approfondit ses travaux sur la forme, introduit dans l’iconographie des éléments inattendus, donne corps à des expressions fraîches écloses. Les voies expérimentales et méthodiques par lesquelles passent les hardiesses et les recherches de cet ensemble, la force politique comme le pouvoir novateur de son esthétique, le sensible qui s’en dégage, révèlent l’éclatante vivacité d’invention de Marajo, dévoilent son incroyable fécondité et sa pleine liberté, montrent son talent d’exécution, font apparaître les ressorts créateurs qui le gouvernent, laissent poindre les influences qu’il accueille. Ils attestent que l’artiste n’a cessé de parfaire ses investigations, d’affermir
la coloration de son œuvre, d’en consolider la facture et de conférer de l’étendue à sa manière.
De ses premières peintures dotées de couleurs éclatantes et de formes exubérantes, débordant de gaieté et de vitalité, jusqu’à la méticulosité pointilleuse et l’atmosphère poétique qui enveloppe ses pièces les plus récentes, — en passant par ses compositions empreintes d’une sensualité luxurieuse — des orientations se suivent sans interruption ni intervalle. Des tournures d’où naissent des créations qui ont en commun une écriture protéiforme, enfiévrée, fluide, pleine de vie et de relief, accorée aux accords de teintes vierges, aux arrangements harmoniques inhabituels, aux enroulements onduleux, à la cadence circonvolutée. Elle envahit les supports comme une plante grêle, volubile, dans un jeu raffiné de courbes et de contre-courbes innombrables, filiformes, diversement ouvertes, chargée d’une tension active. Modulée suivant les élans de l’âme ou l’enthousiasme du moment, elle oscille entre épure et profusion et détient le pouvoir de fascination caractéristique des improvisations.
Chez Miguel Marajo l’improvisation alimente systématiquement le processus de création. Elle construit l’intensité de l’œuvre sur une recherche de l’exaltation rythmique, un sens de la nuance, le vertige de la mobilité, du déplacement et du passage, un traitement particulier
des tonalités, la densité vibrante de la matière picturale et graphique, des lignes de contour dont les inflexions bouleversent l’agencement formel.
Elle relève d’une approche jazzique de la création plastique. Elle fleurit en surgies éruptives de constructions chromatiques. Elle triomphe dans les battements réguliers, les pulsations fugitives, le phrasé des mouvements et dans tous les tempos qui traversent l’œuvre. Elle la pourvoit de la richesse, de la puissance, de la sonorité, de la musicalité des couleurs et d’une intonation juste. Elle lui apporte la plénitude d’un souffle chaud, subtilement organisé, admirablement timbré, et les modulations nuancées d’un climat bluesy où l’on perçoit les palpitations précipitées des envolements de la vie intérieure et les explosions de la sensibilité de Miguel Marajo.
Elle incorpore aussi la participation physique de Miguel Marajo. Elle génère un répertoire tactile, gestuel et postural où s’expriment, à la fois, la subjectivité fondatrice qui mobilise, stimule les facultés de l’esprit, et la promptitude du corps qui prend en charge la densité de ce qui
se joue sur le subjectile.
Dans son désir de toucher l’horizon du rêve d’émancipation et de liberté de l’être antillais et d’aller au plus près de son authenticité, Miguel Marajo sonde sa mémoire, s’enquiert du poids de son héritage, revisite (avec humour et ironie, parfois) la tragédie et la fragilité de celui-ci, scrute son rapport avec le réel.
En s’appuyant sur l’histoire et l’imaginaire de leur corps cachés derrière son apparence sensible, Miguel Marajo traite des problématiques esthétiques, politiques, sociales et raciales que soulèvent les opinions négatives, les sentiments péjoratifs et dépréciatifs, les idées reçues et caricaturales concernant les Noirs.
Il aborde des thèmes forts où le questionnement de l’identité croise celui du corps (traits négroïdes, cheveux crépus, couleur de peau, sexualité, érotisme…) ; il expose des sujets empruntés à l’histoire ou liés à l’actualité, dans des compositions lyriques ou narratives, chargées de la plénitude du corps noir, de son expressivité morphologique et de sa gestuelle.
Miguel Marajo réinstalle les corps noirs dans la fierté de leur identité. Il libère en eux quelque chose d’insaisissable, de brut, d’intact, de profondément humain, une réalité originelle, un espace de pouvoir. Il leur rend leur manière d’être originaire, la beauté de ce qui est naturel, leur comportement héréditaire, spécifique et inimitable ; il les affranchit des apparences voulues par l’occidentalisation qui valorise les beautés caucasiennes et du carcan de l’opinion négative de soi ; il les soustrait aux mécanismes d’aliénation à l’œuvre. Il réveille le sentiment du corps qui rend à chacun la condition d’homme libre et détermine les transfigurations qu’opèrent, chez celui qui s’invente, la construction d’un corps à soi et la reconstruction d’une place au sein du monde.
Une tribune écrite par Jean Marie-Louise.
Visuel haut de page: Top Contigu 5 : Huile sur toile, format 55 x 46 cm, 2020. Courtesy de l’artiste.