Accompagné depuis l’enfance par la peinture et le dessin, Mohamed Said Chair est un artiste autodidacte qui a longtemps évolué dans le secteur bancaire. C’est en 2017 qu’il prit la décision de quitter le milieu de l’entreprise pour se consacrer pleinement à sa pratique artistique. Sa série “Into the Box” témoigne de ses réflexions sur le monde du travail et la société contemporaine.
Madeleine Filippi : Bonjour Mohamed Said Chair, pour commencer pouvez-vous nous dire quelles sont vos sources d’inspiration ?
Mohamed Said Chair : Je n’ai pas une idée directrice en particulier guidant mon travail. J’essaye de réagir selon ce qui m’entoure et de poser mes propres images sur la toile ou le papier. Je suis curieux à chaque fois de connaître les interprétations des gens, surtout quand chacun porte son propre regard en s’identifiant dans mon travail. Les personnages que je peins peuvent être n’importe qui dans notre société.
J’essaye aussi d’aborder un nouveau regard sur le portrait, car selon moi celui-ci ne se manifeste pas toujours par le visage mais aussi par les corps et leurs postures. J’ai l’impression qu’aujourd’hui nous n’avons plus besoin de voir un visage pour en déduire le portrait. Grâce à, ou à cause de la technologie et les réseaux sociaux, les corps ont remplacé le visage. Mon travail est donc inspiré de cette situation que l’on retrouve soit dans les réseaux sociaux ou encore dans notre environnement.
M. F : Comment procédez-vous pour représenter ces corps ? Ces corps sans visages sont-ils ceux de modèles ?
M. S. C : Au départ je tirais mes photos de modèles sur internet, puis je les peignais selon l’exigence de mon sujet. Il s’est avéré plus tard que c’est toujours compliqué de trouver l’idée que l’on veut exactement sur les photos d’internet, et de les avoir en HD.
Aujourd’hui, j’essaie d’aborder la peinture à l’huile de la même façon que les anciens maîtres ont procédé ; en ramenant des modèles en atelier et en les peignant. Petit à petit, je suis parvenu ainsi à faire poser mes propres modèles, les impliquer dans différentes mises en scène et de les prendre en photo, cela m’a permis d’avoir un meilleur rendu par rapport à la qualité d’image et même à la peinture finale. Connaître son modèle personnellement permet de mieux le présenter sur la toile.
Pour faciliter cette démarche, je fais parfois des séances de shooting avec des modèles, dans différentes mises en scènes. Et depuis les photos, je passe à la peinture. Le rendu n’est jamais similaire à la photo, dans le sens où j’apporte aussi mon regard sur la toile en ajoutant ou supprimant des éléments par rapport à la photographie initiale.
Pour moi, bien peindre c’est bien regarder les choses et aussi de bien les interpréter sous la peinture.
Mon rapport à la peinture est viscéral
M. F : La peinture à l’huile semble être votre médium de prédilection.
M. S. C : Mon rapport à la peinture en tant que médium est viscéral, d’autant plus qu’elle est maniable et fraîche, C’est mon moyen d’expression instinctif. On peut dessiner avec de la peinture… mais on ne peut pas peindre au crayon.
M. F : C’est donc essentiellement le travail de la matière qui vous intéresse ?
M. S. C : La peinture est sans doute une matière maniable, pratique surtout par rapport à la figuration, et qui apporte une certaine fraîcheur sur la toile… Les anciens maîtres ont toujours mis en valeur la peinture à l’huile, compte tenu de sa texture pâteuse permettant d’avoir un rendu imposant sur le traitement des corps et de leur luminosité.
Personnellement, j’essaie de faire valoir les caractéristiques de la peinture à l’huile dans ma démarche figurative, mais avec une touche contemporaine.
M. F : Vous évoquez aisément l’influence de votre parcours dans le secteur bancaire. Pouvez-vous nous en dire quelques mots, et revenir sur la série « Banque » ?
M. S. C : Le sujet de la banque reste indélébile à mon parcours, c’est un chapitre de ma vie que je ne peux pas oublier. Forcément ; il a impacté mon travail directement ou indirectement. Toutefois, faire allusion à la banque dans mon travail n’est pas une nécessité. La série « Banque » est de la conjoncture actuelle, où on parle de “digitalisation” de la banque. En effet, le monde économique passe aujourd’hui par une transition sans précédent, du physique au numérique, dans le sens où toutes les transactions financières se concrétisent par internet, au moment où l’argent perd de plus en plus sa valeur. Je pense que c’est le moment propice d’immortaliser cette métamorphose économique et de l’illustrer par des dessins d’espaces de banques désertées, des archives abandonnées, ou par des coffres-forts vides.
M. F : À l’heure de la toute puissance du selfie et d’un retour en force du portrait dans la peinture, vous concevez des figures humaines totalement annihilées dans votre projet « Into the box ». Comment est née cette série ?
M. S. C : La série « Into the box » repose considérablement sur la société des temps modernes, dont l’idée a germé au fur et à mesure que je peignais. Mise à part sa fonction esthétique, la boîte sur la tête illustre, à mon sens, la zone de confort que nous occupons et dont nous avons du mal à nous débarrasser. Il s’agit aussi de parler de l’anonymat ; les personnages sont à l’aise en étant anonymes dans leur boîte, et capables d’agir sans “filtres sociaux”. D’où leurs postures décontractées et dénudées.
Le choix du carton m’intéresse car sa texture réagit différemment avec la peinture. C’est un médium très plastique et qui a une histoire.
J’aime l’acte de transformer un objet urbain que l’on retrouve dans la rue en une peinture, et c’est d’autant plus intéressant en procédant par le style des peintres classiques. En effet, je trouve que peindre d’une façon classique sur un support urbain est un geste noble.
Les réseaux sociaux et le milieu de la banque sont associés à ce ressenti de compétition, de concurrence qui m’a marqué dans la société contemporaine et que j’essaye d’illustrer.
M. F : Ces cartons symbolisent donc l’anonymat qui rend invulnérable, mais aussi la dématérialisation des rapports humains. Pourtant, les corps que vous peignez semblent bien en chair, bien humains, car ils sont souvent en train de s’exhiber ou de s’empoigner violemment. Quel est l’enjeu de cette figure de l’anti-héros véhiculée dans votre démarche ?
M. S. C : Comme je le disais, il me semble que ce n’est pas nécessaire aujourd’hui de montrer un visage pour décrire un personnage. Les corps sont plus expressifs que le visage. Ce qui m’intéresse c’est de porter un regard sur la peinture et l’histoire qu’elle raconte indépendamment d’un territoire. De nombreuses de mes peintures représentent des corps en combats et des batailles. Les réseaux sociaux et le milieu de la banque sont associés à ce ressenti de compétition, de concurrence qui m’a marqué dans la société contemporaine et que j’essaye d’illustrer. La question de savoir ce qui nous fait devenir un héros ou un anti-héros ne m’intéresse pas. Selon moi, on est tous le héros de quelqu’un, d’une manière ou d’une autre. C’est dans cette logique que j’ai développé la série des personnages décadents avec des costumes de super héros. De cette manière, je parle de l’homme contemporain.
M. F : Est-ce une réflexion sur les rapports que l’on entretient avec nos semblables, sur l’altérité ? Peut-on parler d’une pratique engagée ?
M. S. C : Absolument, et c’est une réflexion sur nos rapports sociaux. On est tous amenés à se comporter avec des filtres vis-à-vis d’autrui. Que ce soit dans le milieu de travail, familial, ou même intime. Tout dépend de la nature de la relation que l’on entretient. Il est très difficile d’aborder l’”Autre” sans filtre social, car nous sommes tous conditionnés par un certain nombre de codes sociaux (les bonnes manières, éthiques etc). Par contre on se livre entièrement et parfois même sans filtre quand on est derrière l’écran de son ordinateur. L’anonymat permet beaucoup plus d’aisance à aborder avec des inconnus des sujets intimes que l’on ne partage pas même avec sa propre famille… L’anonymat permet d’être plus “vrai” et spontané ; ce que sont mes personnages avec la boîte sur leur tête.
M. F : Il y a d’ailleurs une quasi absence de décor derrière ces figures humaines.
M. S. C : Je me suis mis à peindre récemment des fonds. Je vais les accentuer de plus en plus dans mon travail mais on restera toujours dans quelque chose de “flou”. Le décor ne sera pas la priorité, c’est véritablement la figure humaine qui comptera. Le décor deviendra malgré tout indiciel. Disons que c’est un moment transitoire dans ma démarche. Les fonds serviront à intégrer une narration à jouer avec l’ambiguïté des lieux et des personnages.
M. F : Vous évoquez le fait que vous aimez laisser libre court à l’interprétation des œuvres. Qu’est-ce qui revient le plus souvent ?
M. S. C : Les gens réagissent d’une manière introspective par rapport à mon travail. Ils ont presque tous tendance à s’y identifier soit en étant dans une zone de confort, soit comme consommateurs de la société des temps moderne.
Ils évoquent aussi la notion du territoire, en remarquant que les personnages sont plutôt universels et ayant l’air d’appartenir à aucun territoire donné.
M. F : Quels sont vos projets à venir ?
M. S. C : J’ai actuellement une exposition individuelle à la galerie Shart à Casablanca où je présente la série « Banque ». Et j’ai la chance d’intégrer un programme de résidence et d’exposition à la fondation Montresso.
Une interview par Madeleine Filippi
Featured image : Mohamed Said Chair, “Give me my mustard”, 2020. Huile sur toile. 120 x 140cm.
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