L’exposition Thanaya : entre plis et chemins de Najah Zarbout propose un regard poétique et engagé sur les défis sociaux et environnementaux de notre époque. À travers une pratique protéiforme, l’artiste questionne l’expérience humaine dans toute sa complexité. Dans cette interview, Najah Zarbout, et la commissaire de l’exposition Sirine Abdelhedi reviennent ensemble sur la genèse et les objectifs de ce projet présenté au FRAC Corse de Corte.
Mathilde Allard : Najah Zarbout, vous êtes originaire de l’archipel de Kerkennah. Artiste plasticienne et enseignante à l’Institut Supérieur des Beaux-Arts de Sousse, en Tunisie, vous avez fait vos études à l’Institut Supérieur des Arts et Métiers de Sfax, puis mené un doctorat en Arts et Sciences de l’Art à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne. Envisagez-vous cette exposition comme un hommage à Kerkennah ?
Najah Zarbout : Je ne crois pas que cette exposition soit un hommage à Kerkennah. À travers ce projet, j’essaye d’approfondir mon approche sur l’insularité qui s’avère ainsi plus qu’une question de superficie bien délimitée ou de géographie bien déterminée. Je trouve qu’il y a toute une dimension existentielle ancrée dans l’expérience humaine.
La notion de l’insularité est souvent liée aux limites géographiques, historiques, culturelles, économiques, écologiques, … des limites que j’ai essayé de repenser, d’expérimenter ou de traduire à travers les différentes propositions artistiques dans ce projet.
MA : Sirine Abdelhedi, vous êtes la commissaire de cette exposition qui fait partie de la saison Africa 2020, pilotée par l’Institut français. Comment l’exposition s’inscrit-elle dans ce large projet ? Pourriez-vous nous parler de votre collaboration avec le Frac Corsica?
Sirine Abdelhedi : Comme vous le savez, la Saison Africa2020 est co-construite par des professionnels africains en partenariat avec des opérateurs français. Je remercie, d’ailleurs Rachida Triki qui m’a mis en contact avec N’Goné Fall, la commissaire générale de l’événement national. Après des discussions, N’Goné m’a proposé le commissariat d’une exposition dans le cadre du Focus Femmes et c’est ainsi que j’ai fait la connaissance d’Anne Alessandri la directrice du FRAC de Corte. Cette suite de rencontres et de mise en contact a fait démarrer notre collaboration. Il faut noter que l’exposition Thanaya : entre plis et chemins est le seul projet organisé en Corse dans le cadre de la Saison. Donc, il fallait aussi réussir le choix de l’artiste à proposer.
La collaboration avec le FRAC a été très intéressante et s’est articulée autour de différents échanges pour concevoir un projet qui répond aux spécificités du lieu et du cadre de l’exposition. Notre première visite de terrain avec l’artiste en janvier 2020, nous a permis de rencontrer les équipes et les partenaires locaux du FRAC (la Fondation de l’Université), de saisir les différents aspects techniques et surtout de découvrir la Corse. Depuis, la crise de la Covid-19 a bousculé nos calendriers, mais comme le disait Anne Alessandri : « les efforts de tous ont payé pour rendre accessible, ici le magnifique travail de Najah Zarbout où il rayonne et éveille les consciences. »
Pendant ces moments de partage, je prends note de chaque anecdote, de chaque histoire ou détail qui pourrait avoir un écho dans ses œuvres.
M.A. : Comment s’est organisé votre duo pour la création de cette exposition qui mêle dessin, installation et vidéo ?
S.A. : Tout d’abord, j’ai pris le temps de connaître Najah et d’échanger avec elle pour comprendre son univers. Pendant ces moments de partage, je prends note de chaque anecdote, de chaque histoire ou détail qui pourrait avoir un écho dans ses œuvres. Ensuite, il faut souligner l’importance de la littérature dans son processus artistique. J’ai lu plusieurs ouvrages qu’elle m’a recommandés et qui l’ont influencée depuis ses débuts comme Alice aux pays des merveilles de Lewis Carroll, 1984 de George Orwell ou L’insoutenable légèreté de l’être de Milan Kundera, parmi d’autres.
La compréhension de sa démarche, de sa sensibilité et de la diversité de sa pratique depuis 2006 m’a permis de mieux l’accompagner pour proposer un projet qui répond aux spécificités du contexte de l’exposition d’une part et pour l’encourager à produire des vidéos et des installations d’autre part.
M.A. : Pourriez-vous nous expliquer le choix du titre de l’exposition : Thanaya : entre plis et chemins ?
S.A. : Le mot « thanaya » en arabe signifie à la fois des plis et des chemins. Najah Zarbout trouve que ce titre rassemble l’idée qu’elle souhaite développer et la technique qu’elle utilise dans ces récentes réalisations, à savoir le pliage. Le mot « entre » évoque une invitation au voyage. Et c’est bien son expérience du voyage, de Kerkennah (Tunisie) en Corse (France) et inversement, que nous avons essayé de matérialiser dans l’exposition. Thanaya : entre plis et chemins résume donc l’essentiel de sa pratique.
La nature différente de ces deux îles, la montagneuse et la continentale, nous pousse dans deux espaces-temps contradictoires.
M.A. : Najah Zarbout, les montagnes corses sont bien différentes du relief plat de Kerkennah. Pourtant, à travers cette exposition, vous semblez nouer un dialogue intime entre ces deux territoires. Quel est votre rapport à l’espace, et plus particulièrement à l’espace insulaire ?
N.Z. : Entre l’archipel de Kerkennah, d’où je suis originaire et la Corse, il y a beaucoup de différences, notamment au niveau du paysage. À Kerkennah, tout est plat alors qu’en Corse, c’est montagneux, les routes sont sinueuses. J’ai été bouleversée par ce contraste et ça m’a donné l’idée de créer un dialogue entre les deux îles.
La Corse se donne à voir facilement, rapidement, d’un coup. On est en pleine mer face à une masse géante de montagnes. La verticalité s’impose comme un premier repère et les routes sinueuses qui traversent les montagnes accroissent encore plus ce sentiment de rapetissement. Alors que Kerkennah, l’exemple d’île que je connais le mieux, est plus discrète. On la voit doucement en arrivant au bord du bateau. Cette lenteur est aussi dans ses routes presque toujours droites et plates. L’horizontalité est ponctuée par les palmiers si présents. La nature différente de ces deux îles, la montagneuse et la continentale, nous pousse dans deux espaces-temps contradictoires.
Thanaya : entre plis et chemins – Galerie photo : aimable autorisation de Sirine Abdelhedi et Najah Zarbout
M.A. : Pourriez-vous nous parler de votre vidéo intitulée el-Chghol ?
N.Z. : Ce travail fait partie d’un projet réalisé en trois étapes. La première vidéo el-Chghol puis la deuxième qui porte l’intitulé Kerkennah, une histoire entre le Sud et le Nord, sous forme d’entretien avec l’historien Abdelhamid Fehri, témoignant de l’histoire de l’archipel et enfin avec la troisième vidéo, un entretien avec le danseur-chercheur Rochdi Belgasmi dans lequel il essaye d’analyser la danse.
Tout a commencé par une simple intuition. Toute jeune, je me forçais à rester éveillée pour assister à l’arrivée de la troupe des musiciens-danseurs qu’on nomme el-Tbal qui arrive tard dans les soirées pour animer les mariages et les fêtes. Ces troupes traditionnelles de Kerkennah se produisent avec beaucoup de spontanéité et de légèreté… Le fait que les artistes portent des jupes blanches et plissées et que le rythme de la danse commence en douceur pour atteindre une vitesse plus accélérée crée un parallèle avec le mouvement des vagues et des écumes. Leurs pas et leurs jupes blanches bercent encore mes souvenirs. Je me suis intéressée au patrimoine insulaire en vue de révéler et de dégager l’histoire fragile mais authentique qui se cache derrière.
En explorant ce champ, je découvre que les historiens ne peuvent pas dater exactement la naissance de cette danse mais savent déjà qu’elle porte des origines crétoises. L’histoire de cette troupe est aussi l’histoire d’une belle rencontre entre le Sud et le Nord : Jelwali la jupe du danseur qui n’est autre qu’une version tunisienne de La Fustanella la jupe crétoise ; Zukra cet instrument de musique à vent, une sorte de hautbois de l’Europe occidentale et enfin el-Tbal pour la percussion au rythme du tambour africain.
De par sa légèreté, sa fragilité, et surtout son origine organique, je trouve que le papier porte en lui un potentiel de devenir et de transformation créatrice.
M.A. : Le papier est coupé, déchiré, plié, lacéré, gaufré… Il permet de nombreux jeux de profondeur, d’ombre et de lumière. Le papier semble apporter de la matière là où, peut-être, la société échoue à apporter des solutions – redonner des feuilles à un palmier mourant, mettre en lumière une figure humaine avalée par les vagues impitoyables de l’immigration… Comment le choix plastique du papier s’est-il affirmé dans votre processus créatif ?
N.Z. : J’apprécie le lien que vous venez d’effectuer entre les différents papiers présents dans ce projet. Depuis les débuts de ma démarche, le papier s’est imposé comme le médium et le support le plus présent. De par sa légèreté, sa fragilité, et surtout son origine organique, je trouve que le papier porte en lui un potentiel de devenir et de transformation créatrice. Le papier me paraît ainsi la matière la plus adéquate pour aborder des sujets délicats à portée humaniste ou écologique. C’est dans ce sens que les feuilles de palmiers entrent en dialogue avec les feuilles découpées, lacérées, manipulées et placées sous verre. Un dialogue organique faisant écho à l’humain et au vivant.
M.A. : Dans Routes : roots, le papier finement découpé évoque autant l’embranchement complexe d’un réseau routier ou celui d’un delta, qu’une forme organique tels qu’un poumon, une feuille ou un corail. Que placez-vous derrière cette forme arborescente ?
N.Z. : Lors de ma première visite en Corse, j’ai été marquée par l’aspect sinueux des routes. La réalisation de Routes-Roots était en partie ponctuée par mes souvenirs des trajets serpentins entre Bastia et Corte. Ces réseaux routiers tracés autant par la nature que par l’homme suivent l’écoulement des eaux, lient des points éloignés et irriguent des villages isolés, telle une forme organique, tel un corps vivant qui respire et qui se régénère. L’œuvre Routes-Roots est faite de sentiers, des racines fines, des branchies qui se faufilent à travers le triptyque qui la compose.
M.A. : Ce triptyque (Routes : roots) me paraît particulièrement intéressant dans votre travail, dont la réflexion est notamment alimentée par la lecture de Deleuze et le concept « d’organisation rhizomatique » (Deleuze et Guattari, Mille Plateaux, 1980), selon lequel « n’importe quel point d’un rhizome peut être connecté à un autre, et doit l’être » (1980 :13) ? Contrairement à une arborescence (système vertical), le rhizome repose sur un principe d’horizontalité, dénué de toute hiérarchie. Dans quelle mesure votre pratique s’inspire-t-elle de ce modèle ?
N.Z. : Justement dans ce triptyque le végétal tend plus vers l’arbre-racine au sens deleuzien, qui n’a pas de centre et qui se ramifie dans différents sens. L’aspect rhizomique dans cette œuvre est nourri de la conception que je fais de ma pratique, une recherche ouverte sur les correspondances imprévues et les rencontres inopinées. Le titre même de l’exposition, Thanaya : entre plis et chemins, fait l’allégorie de cette conception.
M.A. : Dans votre série Under the Waves on voit des silhouettes apparaître et disparaître dans les vagues du papier, telles de petites marionnettes articulées. Elles représentent les migrants clandestins qui quittent les côtes d’Afrique du Nord pour l’Europe, dans l’espoir d’un avenir meilleur. À travers l’immigration clandestine, vous explorez les questions de la désobéissance civile et de la soumission au pouvoir ?
N.Z. : Si cette série est la première à découvrir par le visiteur dans le circuit de l’exposition, c’est que j’ai voulu dès le départ mettre cette question en évidence. Nul ne peut nier que le rapport Nord Sud est aujourd’hui lié au phénomène du migrant clandestin. J’essaye de ne pas porter de jugement ou de prendre une position mais plutôt de revoir ce phénomène dans la continuité de l’histoire de la migration qui a fait l’humanité il y a plus de 60 000 ans, celle de l’homo sapiens quittant son premier berceau, l’Afrique, vers l’Europe et l’Asie. Plus qu’un mouvement de désobéissance ou une résistance au pouvoir, il s’agit à mon sens, d’une question profondément humaine qui change d’aspect selon les époques et les régions, qui fait les exilés, les commerçants, les explorateurs, les pèlerins, les réfugiés, … de tous temps.
M.A. : Les questions écologiques sont également centrales dans votre propos. Le fragile écosystème de l’île de Kerkennah est fortement mis en danger par l’activité humaine : accroissement de la salinité des sols dû à la montée des eaux, extraction des sables dédiés à la construction, surpâturage… Ces éléments provoquent une dégradation accélérée du milieu naturel et conduit à s’interroger sur le devenir de l’archipel. L’œuvre Alive in my Memories témoigne notamment de la disparition progressive des palmeraies.
N.Z. : Je constate avec amertume la dégradation continuelle des palmeraies sur les bords des sebkhas, ces terres salées. L’œuvre est conçue comme une combinaison entre le tirage photographique en noir et blanc et le dessin au fusain sur du papier calque, présentée dans une échelle proche de l’échelle réelle. Le spectateur se retrouve face à la légèreté du paysage et s’arrête devant la fragilité des traçages au fusain, essayant de reconstituer les couronnes de palmes disparues. Ces tracés au fusain, ce bâtonnet calciné, pourront-ils faire renaître de leurs cendres des couronnes perdues à jamais ? Certes non, seule une prise de conscience collective œuvrera pour une telle renaissance.
M.A. : Sirine Abdelhedi, comment avez-vous traduit ces questions, éminemment politiques, dans l’espace d’exposition et la scénographie ?
S.A. : Le plan des salles d’exposition du FRAC a beaucoup joué dans la définition du parcours scénographique. Avec Najah, nous trouvons que les quatre premières salles qui se suivent, par leur taille, sont à l’image des îlots qui composent Kerkennah et la cinquième salle, par sa grandeur, est à l’image de l’île de Beauté. Au commencement, les séries de dessins invitent à réfléchir à l’immigration clandestine, au droit à la mobilité et aux libertés individuelles au sens le plus large. Le bonhomme, cette représentation stylisée d’un être humain qui vit dans un entre-deux, que nous retrouvons dans plusieurs œuvres, accueille le visiteur et l’accompagne, d’une salle à l’autre, pour l’exploration de toutes ces questions politiques et sociétales. Après, la cinquième et dernière salle représente Kerkennah qui s’ouvre sur le monde, notamment à la Corse. Les œuvres qui y sont présentées interrogent les problématiques écologiques qui concernent les territoires insulaires d’une part, et retranscrivent le voyage de l’artiste et de ses ressentis, d’autre part. Le vent est aussi un fil conducteur, dont on trouve l’écho dans plusieurs créations. C’est lui qui fait bouger les nuages, les vagues (série de dessins Under the waves, Into the clouds, récifs) les jupes des danseurs (vidéo el-Chghol) et les palmiers (vidéo I hear you), etc.
M.A. : Najah Zarbout, papier blanc, sable doré, tunique blanche. Votre palette est relativement restreinte et donne un aspect très monochrome à l’exposition. Vous avez opté pour un parti pris plutôt minimaliste. Quelles émotions souhaitez-vous transmettre aux publics ?
N.Z. : J’essaye dans mes choix d’être sélective avec un esprit synthétique. Je crois que l’expression est forte quand elle est épurée, simple et légère. J’essaye à travers mes choix d’inviter le spectateur à contempler, d’oublier les limites du corps et de se fondre dans l’espace afin de l’inciter à être plus en phase avec la nature.
M.A.: Quels sont vos projets respectifs à venir ?
N.Z. : Je pense que je n’ai pas épuisé toutes les pistes que j’ai entamées dans ce projet. Je compte retourner sur certaines choses, sur des lieux pour de nouvelles productions en vue. Je pense que c’est sur la question du patrimoine que je me pencherai encore plus afin de retrouver une sagesse et un équilibre désormais aujourd’hui oubliés et déréglés.
S.A. : Je suis conseillère pour l’Afrique et le Moyen-Orient auprès de l’International Society for Education through Art, une O.N.G partenaire de l’UNESCO depuis sa création en 1954 et qui rassemble des professionnels, de tous les horizons, qui œuvrent pour le développement de l’éducation par les arts visuels dans le monde. Je souhaite accroître notre réseau dans la région afin de favoriser de nouveaux projets et connexions et contribuer à la diffusion des méthodes et des programmes d’éducation artistique qui sont mis en place dans ces contextes culturels.
Une interview par Mathilde Allard
Thanaya: entre plis et chemins. Une exposition de Najah Zarbout. Commissariat: Sirine Abdelhedi. Responsable du projet: Anne Alessandri, Directrice du FRAC Corsica.
Du 07 mai au 24 juillet 2021, FRAC Corse, Corte.