Les yeux sont clos. Sur une indicible douleur.
Ils nous invitent à voir, à regarder au-delà des ténèbres.
Ce que l’on entend, c’est le chant intérieur de ce chœur silencieux.
Un chant venu de loin. Des temps anciens. Du chaos du monde.
Des blessures indélébiles. De l’enfance pulvérisée par le deuil.
A la genèse de cette œuvre, composée de soixante-dix-sept visages sculptés, une mère trop tôt arrachée à la vie et une enfant de 10 ans conduite par sa tante dans la nef d’une basilique où trône une Vierge Noire.
De cette Vierge Noire que Carine Mansan découvre alors, il est dit qu’elle serait une princesse soudanaise du XII siècle, Isméria, fille d’un sultan d’Egypte.
Il est dit qu’elle accomplit des miracles.
Pour la petite fille, le miracle ne s’accomplira pas. Mais la Vierge Noire restera gravée en elle pour resurgir des années après, infusant son œuvre et la série Ethiopian.
Dans la mythologie grecque, les Ethiopiens sont les peuples d’Afrique, au sud de l’Egypte. Le terme est issu du grec ancien Aithiopia « visage brûlé ».
Comme celui de la Vierge Noire.
Comme celui de la sulamite du Cantique des Cantiques – l’un des plus beaux chants d’amour de la littérature universelle – qui affirme : « Noire je suis et harmonieuse », selon la traduction de l’hébreux « chehora ani ve nava », choisie par Carine Mansan en exergue de son œuvre.[1]
« Noire je suis et harmonieuse ».
Corps et âmes réconciliés.
Le noir n’est pas antinomique de la beauté
Le regard se décentre et apporte le « récit d’une autre Histoire ».
La sulamite du Cantique ajoute : « Ne prenez pas garde à mon teint noir : C’est le soleil qui m’a brûlée ».
Pour sublimer ce teint noir, Carine Mansan brûle ses visages sculptés au terme d’un long processus de création.
D’abord façonnés à l’argile, ils sont ensuite copiés à la cire. C’est lors de cette seconde étape que l’artiste sculpte minutieusement chaque visage.
Il est ensuite coulé en bronze avant d’être brûlé jusqu’à ce qu’il devienne noir et harmonieux. « Jusqu’à ce qu’il surpasse le blanc le plus pur… »
Ce dernier processus est fondamental dans sa démarche. « Brûler le bronze à l’acide pour qu’il devienne noir rappelle la brûlure du désert sur le visage de la sulamite. D’un matériau brut et fragile, on arrive à un matériau dur, imputrescible et raffiné… Un noir aussi pur devient alors aussi lumineux et brillant que le plus immaculé des blancs. Il absorbe inexorablement vers un mystère qui nous dépasse. ».
Ethiopian est composée de soixante-dix-sept visages sculptés.
Au départ, l’artiste ne savait pas combien de visages elle créerait. En lien au sacré et à sa culture chrétienne, elle choisit le doublement du chiffre sept, très présent dans les Ecritures Saintes.
La bouche, deux oreilles, deux yeux, deux narines… le chiffre sept c’est aussi celui des orifices du crâne.
Crânes nus, émaciés, tous différents.
Dépositaires silencieux des souffrances humaines.
Carine Mansan « dessine et sculpte multitude de visages de couleur noir ébène, comme d’innombrables reflets de cette humanité en surface trop bruyante et en souffrance ».
Chaque visage est comme une note de musique.
Des notes qui, reliées les unes aux autres, constituent la partition de l’œuvre.
Ode à la mère
Allitération.
En prélude à ces sculptures, Ethiopian a commencé avec une première série de portraits dessinés au stylo, répétés comme une litanie.
Dans la récurrence du geste, porté par l’impérieuse nécessité qui imprègne sa pratique artistique, l’artiste trouve l’apaisement.
Cette exploration de la répétition évoque celle des motifs présents dans les textiles africains qui inspirent par ailleurs son travail.
Elle fait le lien avec la prière répétitive qui la maintient dans un état méditatif.
« Créer c’est comme prier ».
Imprégné de spiritualité, d’art sacré, de cultures traditionnelles africaines, le travail de Carine Mansan questionne les thématiques contemporaines en lien avec la quête identitaire, la transmission, la place de la femme.
S’ils invitent au recueillement et à l’introspection, ses « portraits d’âmes » inspirés de la Vierge Noire, « plus honnête que celle de la Vierge blanche et immaculée véhiculée par la tradition chrétienne », ont leur part de subversion. « La Vierge Noire n’est pas la femme idéalisée par la tradition catholique. Elle est plus proche de la réalité de toutes les femmes ».
Figure féministe, miroir inversé de la représentation patriarcale de la Vierge immaculée, « Elle est noire et belle ».
A l’image d’Ethiopian où s’incarnent la douleur originelle, la force de la résilience et la grâce de l’apaisement.
[1] A rebours de « Je suis noire mais belle » selon la traduction latine de la Bible « nigra sum sed formosa », prédominante dans le monde chrétien 1 500 ans durant.
Un texte de Virginie Andriamirado tiré de l’ouvrage Memoria Abidjan publié à l’occasion de l’exposition Memoria : récits d’une autre Histoire présentée au Musée des Cultures Contemporaines Adama Toungara, Abidjan, du 7 avril au 21 août 2022, dans le cadre de l’itinérance de l’exposition éponyme présentée en 2021 au Frac Nouvelle-Aquitaine MÉCA, Bordeaux.
Image : Carine Mansan, Ethiopian, 2019. Bronze, fer et sable. 210 x 165 x 129 cm. Courtesy de l’artiste.