Depuis l’univers d’un jeu vidéo, Sara Sadik nous plonge dans la réalité d’un jeune homme amoureux. À travers une interview, Sara nous invite dans les coulisses de son installation vidéo “Khtobtogone”, une pièce intimiste commissionnée par le Centre national des arts plastiques en partenariat avec Triangle – Astérides dans le cadre de l’exposition “En attendant Omar Gatlato”.
Farah Maakel : L’utilisation de l’argot et d’éléments visuels dans vos oeuvres, sont empruntés au réel construit par une culture spécifique aux jeunes de la diaspora maghrébine issus de quartiers défavorisés. Comment définiriez-vous votre angle de travail?
Sara Sadik : Ma matière de réflexion part toujours du réel, une matière vraie, de véritables histoires, de vraies personnes, c’est ça qui m’intéresse! Ce sont des réalités qui existent et dans lesquelles d’autres se retrouvent. Mon travail utilise des vécus et des éléments culturels qui sont souvent méprisés, avec des narrations qui permettent de les regarder autrement, avec de l’estime, du respect, de l’empathie…
F.M. : Comment le choix esthétique du jeu vidéo – spécifiquement celui de Grand Theft Auto V (G.T.A.)- s’est affirmé pour la pièce “Khtobtogone”? Comment vous l’êtes-vous approprié?
Dès le début, la narration du film avait la forme d’un jeu “Choose your own adventure”. Très vite, le choix d’utiliser G.T.A. s’est précisé pour son utilisation en tant que jeu, mais aussi en tant que clin d’œil aux fans qui reproduisent des clips de rap français en Machinima : pratique qui utilise des moteurs de jeux vidéo afin de produire des films d’animation. Je voulais que “Khtobtogone” s’inscrive dans ce phénomène-là, et je me suis approprié ce jeu pour qu’il “nous” ressemble. Pour donner vie au scénario, Diego Grandry, mon collaborateur a produit les images du film en modélisant les personnages, les vêtements et props que j’avais en tête. Pour que les environnements nous rappellent Marseille, j’ai fait des “repérages” sur la map du jeu et on a utilisé des symboles Marseillais créés par d’autres joueurs. Je voulais aussi ajouter une dimension “fantastique”, des scènes “rêvées” qui nous sortent de la réalité, comme les scènes sous l’eau ou la scène finale.
F.M. : Pouvez-vous nous en dire plus sur le choix du protagoniste de la vidéo?
S.S. : Les personnages que je crée sont des prototypes avec une parole intime, construits à partir d’une ou plusieurs personnes que je rencontre en fonction des projets. Je travaille toujours à partir de témoignages de personnes existantes qui ont fait partie de ma vie à un moment donné. Le personnage de Zine est principalement inspiré d’Ahmed Ra’ad Al Hamid que j’ai rencontré sur Instagram il y a un an. On est devenu amis très rapidement. Il me racontait notamment son histoire d’amour. J’ai alors créé Zine et écrit le film à partir de lui et de cette histoire, même si j’ai aussi construit le personnage et sa personnalité à partir d’autres personnes rencontrées. Que ce soit pour son nom, son histoire, son apparence physique, la façon dont il s’habille, dont il s’exprime, ses relations amicales et amoureuses, ses pensées, sa vulnérabilité, ses ressentis, ses combats intérieurs et ses émotions.
F.M. : “Des fois j’ai l’impression d’être qu’un corps, un corps vide, déshumanisé. Un corps qui n’a pas le droit de ressentir, qui n’existe que pour éprouver en silence.” Est-ce que cette réplique de Zine serait une réponse directe aux préjugés qu’on aurait des hommes qui ne seraient attendus que là où leurs corps apparaîtraient comme violents et animaux? Un moyen de rendre leurs vulnérabilités visibles?
S.S. : Les personnages de mes films, comme les personnes de qui ils sont inspirés, viennent d’endroits traversés par des violences sociales et politiques qu’ils subissent. Entre autres, celle de la déshumanisation. Le fait d’être perçu uniquement comme un corps, vide, sans vie, fantasmé, “animalisé”, étiqueté ou attaqué, induit des effets sur leur vie et leur santé mentale, des impacts sur leur perception d’eux-mêmes et leur construction de soi… On le ressent inévitablement que ce soit dit de manière explicite -comme dans le passage cité ici- ou implicite. En les écoutant, on apprend à les connaître et à les comprendre, à les considérer.
F.M. : Est-ce dû à votre positionnalité de femme d’origine maghrébine que vous avez décidé de vous faire vecteur des voix de ces hommes?
S.S. : Je pense qu’au début c’était inconscient, ça partait de quelque chose de très personnel. Et puis au fil des projets et des rencontres, j’ai réalisé à quel point c’était ça ou rien. Pour moi, il est important en tant que personne de raconter l’histoire de ces hommes et en tant qu’artiste, d’écrire des fictions dans lesquelles ils sont les personnages principaux, les héros, tout en restant eux-mêmes, sans les changer ou transformer leurs vécus et personnalités.
F.M. : Quelle est la force du numérique et de la science fiction dans leurs offres des possibles pour contrer les stéréotypes et conjurer un effacement selon vous?
S.S. : Ce que je trouve intéressant dans le numérique c’est que les cartes de la représentation sont rebattues. C’est un lieu dans lequel les “oubliés”, les “invisibilisés” peuvent exister, s’exprimer, se montrer, être vus et écoutés. Avant les réseaux sociaux, ils existaient mais on ne les voyait pas, on ne les regardait pas. Les réseaux sociaux permettent l’auto-représentation. Les personnes choisissent et décident de quelle manière se montrer et se raconter.
Le concept de science-fiction, je l’utilise surtout dans la narration. Ça me permet d’ouvrir les possibles, d’élargir le cadre spatio-temporel, pour faire exister les “invisibilisés” et des histoires “ailleurs” : dans d’autres espaces, d’autres dimensions, d’autres temporalités où ils n’existent pas ou pas encore. Pour qu’ils puissent exister partout, même dans le futur, en échappant aux barrières et aux frontières de notre réalité, qu’elles soient physiques, scientifiques, sociales ou politiques.
F.M. : Vous avez été commissionnée par Manifesta 13 Marseille pour la pièce “Carnalito Full Option” et par le CNAP pour la pièce “Khtobtogone”. Qu’est-ce que ces commandes représentent pour vous dans votre jeune carrière?
S.S. : C’est évidemment très valorisant pour moi et mon travail d’avoir une commande d’une Biennale ou d’une collection. C’est aussi très important vis-à-vis des personnes avec lesquelles je travaille. Ça me permet d’arriver avec des projets ambitieux, d’avoir des bonnes conditions de production et une réalisation tangible avec une destination, une diffusion, un rayonnement qui concrétisent et donnent du crédit et de l’importance à leur travail et qui puissent leur apporter une certaine fierté.
F.M. : Quelle est la prochaine étape?
S.S. : Pour l’instant je suis en résidence à Luma à Arles pendant 3 mois où j’écris un docu-fiction sur un groupe d’amis qui habitent ici. Je travaille aussi sur une installation vidéo qui sera présentée à l’exposition Hôtel Sahara qui ouvrira aux Magasins Généraux, à Pantin le 12 juin. Et en septembre prochain j’ouvrirais mon solo-show Hlel Academy au CAC Brétigny.
Une interview par Farah Maakel
Le travail de Sara Sadik fait partie de l’exposition collective En attendant Omar Gatlato, regard sur l’art en Algérie et dans sa diaspora. Commissariat: Natasha Marie Llorens, sur une proposition de Triangle-Astérides, Centre d’art contemporain. Du 12 février au 16 mai 2021, La Friche La Belle de Mai, Marseille.
Disponible en ligne jusqu’au 11 mai.
Featured image : Sara Sadik, “Khtobtogone”, 2021, videostill
Courtesy of the artist.
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