Trois ans après sa première exposition monographique, l’artiste visuelle Sènami Donoumassou nous revient avec une nouvelle réflexion autour de la mémoire des langues. Entre photogrammes, installations protéiformes et dessins, sa pratique artistique expérimente l’envergure des potentialités de la lumière. A travers son nouveau Solo Show « Xógbé » en exposition du 17 juin au 14 aout 2022 à l’espace artistique Le Centre à Abomey-Calavi (Bénin), elle explore des fragments du patrimoine culturel immatériel béninois en portant son attention, notamment, sur les panégyriques claniques, les littératures du Fà, les proverbes et les contes. Dans cette interview, Sènami Donoumassou revient sur ses choix et met en lumière la multiplicité et la singularité des médiums abordés. Quelques jours après le vernissage de cette exposition, elle remporte la première édition du Prix James Barnor…
Sènami Donoumassou vous travaillez généralement autour de la mémoire de l’individu et votre dernière exposition monographique « Chimie des traces » présentée à l’Institut français de Cotonou date de 2019. Et aujourd’hui, vous nous revenez avec un nouveau solo show intitulé Xógbé, une réflexion, une expérimentation autour de la mémoire des langues. Selon vous, quelle est la relation entre l’individu et les langues ?
En effet, ma première exposition solo était sur l’identité et la mémoire de l’individu. J’ai essayé de mettre en lumière la manière dont la personnalité de l’individu, de l’être humain, se construit. On ne peut parler de l’être humain sans s’intéresser au corps et à l’esprit, parce que ce qui touche le corps affecte le mental. Dans cette même série, j’ai abordé la notion d’héritage transgénérationnel et psycho-généalogique. Ce nouveau projet Xógbé est beaucoup moins centré sur l’individu et porte davantage sur la mémoire collective. Sauf qu’ici je pars du personnel pour aboutir au collectif. C’est toujours dans la thématique de mémoire, de trace, d’héritage parce que je considère la langue comme quelque chose d’à part entière dans notre culture, notre identité.
Quel est alors le propos de l’exposition Xógbé ?
Xógbé, c’est plusieurs séries d’œuvres autour de la mémoire de nos langues. Nous savons tous que nos langues nous renseignent sur notre identité culturelle et nos mémoires. Ces mémoires-là se présentent sous forme de littérature orale comme les contes, les panégyriques, les chansons, les proverbes etc. et occupent une place importante dans notre patrimoine culturel immatériel. Cependant, lorsque ce patrimoine s’étiole sous l’influence de la mondialisation, ces mémoires qui donnent à la langue sa singularité, son authenticité, se perdent aussi.
C’est donc autour de cette littérature orale qui constitue, je dirai, la mémoire de nos langues traditionnelles que j’ai réalisé ce corpus d’œuvres composé de 5 séries que sont Akɔ mlă mlă, Fà gbésisà, Lǒ, Hwenuxό et Ðɛgbè. Ma préoccupation première, à travers Xógbé qui signifie en Fongbé[1] (Le verbe), est d’interroger la disparition progressive de notre littérature orale et surtout de contribuer à l’archivage, la sauvegarde de ces mémoires-là à travers un projet artistique.
L’une de vos spécificités en tant qu’artiste est la technique du photogramme. Vous voulez bien nous expliquez le processus qui entoure cette technique que vous développé depuis plusieurs années déjà et qui est en quelque sorte votre marque de fabrique ?
(Sourire…). Le photogramme est une image photographique sans appareil photo. C’est une technique de photographie argentique qui permet de créer une image sans forcément prendre un cliché directement avec des effets de manipulation sur le papier photo argentique. Cet aspect, je l’ai beaucoup plus exploré dans la série Chimie des traces que j’ai présenté à l’Institut français de Cotonou en 2019. Mais cette fois-ci, la technique que je développe implique un travail numérique en amont qui me permet de tirer les photogrammes manuellement. Pendant le tirage en chambre noire, j’ai la possibilité de faire des manipulations sur le papier avec la lumière pour obtenir le résultat que je veux.
Cela sous-entend que les nouvelles créations de Xógbé ne ressemblent pas à ce que nous avons vu par le passé ?
Oui. Déjà, il faut dire que le rendu n’est pas pareil à ce que je fais d’habitude. C’est totalement différent. Pour en arriver à la création de la série des panégyriques claniques (Akɔ mlă mlă), j’ai lancé un appel à participation auprès de mes amis que j’ai photographié. A partir de ces portraits, j’ai essayé de donner un aspect d’époque (vieilles photos). Le résultat renvoie à quelque chose qui se dégrade, aux archives. Sur ces photogrammes, vous allez remarquer que les visages des personnes ne sont pas visibles et sont plutôt remplacés par du texte. Un peu comme un tatouage ou quelque chose imprimée sur la peau. C’est un peu comme si au moment du récit des panégyriques, l’identité personnelle de l’individu s’efface un instant pour laisser place à tout ce qui le précède. A travers lui, on honore ses aïeux, voire l’ancêtre éponyme de sa collectivité. Au moment du récit du panégyrique, il incarne une histoire, une généalogie qui est mise en lumière. C’est d’ailleurs pour cela que j’ai choisi de mettre les textes sur les parties corporelles. L’autre aspect, c’est que le panégyrique est toujours récité par quelqu’un d’autre soit au quotidien ou lors de cérémonies coutumières. Sur certaines photos j’ai discrètement inséré des objets symboliques et figures pour faire un clin d’œil à l’origine du clan.
Le corpus d’œuvres Xógbé s’ouvre avec la série Akɔ mlă mlă (panégyriques claniques). Dites-nous, pourquoi le choix des panégyriques pour introduire ce projet axé sur la mémoire des langues ?
Les panégyriques sont inhérents à tout un chacun. C’est notre identité culturelle voir cultuelle. On descend tous d’une famille qui, elle-même est rattachée à une collectivité, un clan. Les panégyriques constituent une forme de littérature qui renseigne sur qui on est en retraçant notre origine. Malheureusement, cette forme de littérature disparait progressivement car nombreux sont ceux qui la banalisent. Certains en ont une vague idée sans pour autant en connaitre les paroles. C’est une coutume très importante parce qu’en dehors du fait d’honorer la personne, les panégyriques retracent aussi l’histoire des familles, des interdits, des métiers etc. Par exemple les Ayatô à la base étaient des forgerons, les Gbétô: des chasseurs.
Je pense que dans la tradition familiale les panégyriques sont essentiels d’où le choix d’ouvrir la réflexion avec la série Akɔ mlă mlă.
Vous avez-choisi de ne présenter que douze panégyriques sur la multitude existante. Qu’est ce qui justifie ce nombre ?
Au départ, j’avais prévu de faire un photogramme par panégyrique clanique (rires…) mais j’ai rencontré des difficultés une fois sur le terrain. La plupart des gens qui ont accepté de poser pour moi ne connaissait pas leur panégyrique du coup j’ai dû le faire au feeling. Les douze panégyriques présentés à travers des photogrammes et bande audio donnent corps aux récits que j’ai pu récolter sur le terrain.
Lors de mes recherches, j’ai eu la chance de rencontrer des personnes qui ont fait un travail de sauvegarde de ce fragment de notre patrimoine culturel immatériel. Je pense aux frères Bienvenu et Hyacinthe Salanon de l’Ong Zédaga[2] qui ont fait un travail intéressant de collecte et de conservation des panégyriques. J’ai eu accès à coffrets où chaque panégyrique est expliqué (origine, interdits…). Je me suis également rapprochée de la structure Iamyourclounon[3] de Fabroni Bill Yoclounon qui s’engage dans cette même dynamique. C’est d’ailleurs le moment de les remercier car leur rencontre a été essentielle dans mon processus de recherches et de création.
Avec Xogbé vous avez exploré de nouvelles possibilités dans votre rapport au photogramme. S’agit-il d’une nouvelle phase d’expérimentation ?
Bien-sûr que oui ! Déjà, techniquement je passe sur un format beaucoup plus grand pour ce qui est des photogrammes. J’ai proposé, compte tenu de la thématique, quelque chose de moins abstrait et philosophique à travers divers médiums.
Vos œuvres sont exclusivement en blanc-noir. Y-t-il une raison qui explique ce choix ?
Personnellement, je trouve le blanc-noir beaucoup plus expressif. C’est peut-être parce que psychologiquement le cerveau a l’habitude de créer des formes là où il y a du vide. Les ombres et les lumières permettent facilement de s’imaginer des choses. Je trouve que les couleurs dispersent l’esprit alors qu’en absence de couleurs vives, le cerveau est libre de combler, de créer des effets. Et c’est cela la force du blanc et noir pour moi.
Dans cette exposition, vous présentez également la série Fà gbésisà. Dite-nous de quoi s’agit-il concrètement ?
Ce sont des allégories en échos à la littérature du Fà [4] (géomancie). Le Fà se décline en trois formes à savoir : les Fà gbésisà (allégorie ou noème), les Fâgléta (contes) et les Fâhan (chansons). Lorsque l’on prend un signe du Fâ, on y retrouve plusieurs de ses composantes. Le Fâ relève d’un art divinatoire mais on retrouve aussi des Fâgbesisa dans le langage courant sous forme de proverbes. Les personnes d’un certain âge ou qui sont ancrées aux valeurs ancestrales emploient souvent des noèmes dans les discussions. La littérature du Fâ est très riche et diversifiée.
Ce projet artistique est une voie pour le mettre en lumière. La série Fà gbésisà à travers un format oscillant entre carte de tarot et polaroïd présente les 16 principaux signes du Fâ. J’ai donc choisi de proposer un format comparable au jeu de tarot pour faire écho à l’aspect divinatoire (la cartomancie) et faire un clin d’œil aux mancies[5].
Y-a-t-il un rapport au cultuel ?
Non. Au-delà de son aspect divinatoire, le Fà comporte de riches enseignements et constitue une source intarissable de littérature orale pour le Fon et le Yoruba. Les Fà gbésisà sont en quelque sorte des devises ou des noèmes ou encore des allégories qui servent à illustrer chaque « Dù »[6] (signe). A ce qu’il parait il n’y a pas un nombre précis de signes mais pour cette série, je me suis juste intéressée aux signes mères qui sont au total 16.
Le photogramme est omniprésent dans vos dernières créations. Quelle est la force de ce médium pour vous ?
On ne peut faire deux photogrammes identiques. C’est cette singularité qui me séduit. Même lorsque je fais des versions numériques, j’ai la possibilité de faire des manipulations lors de la phase de création avec la lumière. Le photogramme est un médium, une technique qui me permet de travailler la texture de différentes façons. Ce rapport à la matière, je ne peux le retrouver dans la photographie numérique qui me semble « trop lisse ».
Nous connaissons vos dessins à la suie. Mais dans la série Lô (proverbes) vous explorez la sérigraphie. Pouvez-vous revenir sur la manière dont vous avez pensé cette série ?
L’exposition Xógbé est essentiellement axée sur le Fongbé. C’est une langue qui fonctionne beaucoup par images, par métaphores. Les proverbes nous permettent de dire beaucoup de choses en peu de mots. Il est vrai que la jeunesse l’utilise très peu mais lorsque l’on discute avec les personnes âgées, ils reviennent souvent. En fongbé, on ne dit pas les choses, on les suggère.
Pour cette série, je me suis basée sur des proverbes que j’ai retrouvé dans le livre Au pays des Fons[7] et le dictionnaire Fon[8]. J’ai essayé d’illustrer ces proverbes dans un esprit bas-reliefs. J’ai réalisé des dessins sur du papier dessin que j’ai retravaillé avec du café pour leur donner un aspect jauni, vieilli avant de les tirer par sérigraphie.
Pourquoi le choix de la sérigraphie ?
La sérigraphie parce qu’il y a la lumière qui intervient. Je ne voulais pas faire un dessin classique mais explorer une nouvelle technique, une autre manière de présenter mes dessins. Aussi, les papiers sur lesquels ces dessins ont été tirés sont tout autant unique car je ne les ai pas traités de la même manière.
Outre les photogrammes et les dessins, Xogbé présente également des installations. Parlez-nous de Hwenuxό.
Hwenuxό[9] est une installation immersive qui projette le visiteur dans un univers de conte au clair de la lune avec les ombres d’un vieillard assis sur un tabouret et d’enfants assis sur une natte comme il se faisait jadis dans nos villages. Le conte occupe une place très importante dans la littérature de nos langues traditionnelles.
Hwenuxό présente en fond sonore un conte axé sur l’origine du culte des morts dont les traductions de trois différents auteurs sont exposées au mur. J’ai choisi de faire transcrire ce conte que j’ai tiré du vieux livre Quelques contes Dahoméens[10] pour, dans un premier temps, montrer comment une même histoire peut être traduite différemment. Je voulais ensuite mettre en exergue ce qui se perd lorsque l’on quitte l’oralité pour l’écriture. Puis en fin attirer l’attention sur la notion des intraduisibles.
Vous nous présentez un conte sur l’origine du culte des morts, pour ensuite aboutir à Ðɛgbè, une installation axée sur la prière aux morts. Au-delà de cette chronologie qui se dessine dans la présentation de Xógbé, l’aspect cultuel vous semble-t-il important dans ce projet autour de la mémoire des langues ?
Oui. L’installation Ðɛgbè est dédiée à la pratique de la prière aux défunts dans les religions importées (catholique et musulmane) et les religions traditionnelles. La manière d’adresser les prières aux défunts diffère d’une religion à une autre. Chez les catholiques et les musulmans, on prie pour le repos de leurs âmes tandis que dans les religions traditionnelles on les sollicite. Généralement, on va prier les défunts afin de solliciter leur aide pour régler un problème spirituel. Avec cette installation, je mets en lumière les différentes perceptions des rapports aux défunts selon les religions. Il s’agit de rapports au monde, de philosophies totalement différents.
C’est aussi un moyen de montrer l’importance de prier dans sa langue d’origine. Il y a un adage chez nous qui dit : « On ne peut implorer les mânes de nos ancêtres dans la langue d’autrui… ». Tout simplement parce qu’il y a des expressions que l’on ne saurait traduire dans une langue étrangère.
Visuellement Ðɛgbè présente trois sculptures d’Asɛ́ɛ́n[11] installées au sol avec toutes les composantes d’un autel d’Asɛ́ɛ́n comme on en retrouve souvent dans les maisons familiales au village. Elle est accompagnée d’une bande audio de trois prières : vodoun (fon), christianisme (français) et islam (arabe).
Pourquoi le choix de ce médium, l’installation, pour évoquer ce dialogue inter-religieux ?
L’idée était de faire vivre une expérience sensorielle axée sur la parole. Les prières, les bénédictions sont omniprésentes dans notre tradition. Le photogramme ne me semblait pas suffisamment explicite et expressif pour cet esprit immersif. Lorsque l’on entre dans cette installation et que l’on entend cette bande audio, on s’interroge sur les langues et les propos.
Envisagez-vous de poursuivre les recherches en vue d’aboutir à d’autres réflexions ?
Oui. Revenir à l’essence de nos langues, à ce qu’elles contiennent comme traces et mémoires de notre identité culturelle me semble essentiel.
Le projet Xógbé est en work in progress. Il y a tellement de savoirs à puiser dans notre patrimoine culturel immatériel que ce projet pourrait durer toute une vie. En ce qui concerne la série Akɔ mlă mlă par exemple, j’entends poursuivre dès que j’aurai de nouveaux modèles parce qu’il y a de nombreux panégyriques qui n’ont pas encore été abordés. J’envisage également d’entamer les Oriki[12] dès que possible en vue d’explorer d’autres savoirs inhérents à la mémoire de nos langues.
« Xógbé » du 17 juin au 14 aout 2022 à l’espace artistique Le Centre à Abomey-Calavi (Bénin)
Un article d’Inès Feliho.
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Hwenuxό, Installation in situ, Lampe, natte, tabouret, textes, audios, 2022. (Crédit Photo Le Centre, Sophie Négrier)
Notes
[1]. Fongbé est la langue du Royaume du Danxomè. Elle est aujourd’hui l’une des langues les plus parlées au Bénin.
[2]. L’Ong Zédaga est une organisation non gouvernementale spécialisée dans la valorisation, la promotion et la conservation des panégyriques claniques.
[3]. Iamyourclounon est une plateforme qui fait la promotion des langues béninoises surtout le Fongbé à travers plusieurs initiatives disponibles sur internet et les médias sociaux.
[4]. Voir. Mahougnon Kakpo, Introduction à une poétique du Fa, Cameroun, Les Presses Universitaire de Yaoundé, 2010.
[5]. Arts divinatoires qui utilisent différentes techniques pour réaliser des prédictions. Intuitifs ou déductifs, les différents arts divinatoires – cartomancie, géomancie, ornithomancie, hydromancie, chiromancie, etc.– révèlent ce qui est ignoré, caché, et qui cherche à être connu à travers des moyens considérés comme non-rationnels.
[6]. Dù est une terminologie pour désigner les signes mères de la géomancie Fâ.
[7]. Maximilien Quenum, Au pays des Fons : Us et Coutumes du Dahomey, France, Maisonneuve et Larose, 1983.
[8]. B.Segurola & J. Rassinoux, Dictionnaire Fon-Français, Bénin, Selva y Sabana,2000.
[9] Hwenuxό est un mot Fongbé qui signifie conte.
[10]. Anatole Coyssi, Quelques contes Dohoméens,Bénin, Librairie F. Nathan, 1950.
[11]. Asɛ́ɛ́n est un autel portatif dédié aux morts.
[12]. Oriki est un mot Yoruba qui signifie panégyrique clanique.
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