Alors que la saison des pluies touchait à sa fin, le public de Cotonou a assisté à la célébration du talent d’une nouvelle génération d’artistes plasticiennes qui s’illustre avec éclat dans la création numérique. Cette dynamique a bénéficié de la collaboration de trois institutions culturelles pour s’exposer au public international ; l’école du Fresnoy en France, le Centre au Bénin et l’Institut Français de Cotonou. L’exposition “Le Fresnoy à Cotonou” rassembla les œuvres numériques inédites des représentants de cette nouvelle scène.
Sept artistes ont été invités à réaliser des œuvres employant des techniques numériques qui projettent une vision du futur ou un souvenir d’enfance. Parmi eux, les plasticiennes béninoises Sènami Donoumassou, Moufouli Bello et Eliane Aisso ont relevé le défi en prouvant l’énergie et le talent des créatrices digital native du Bénin. Ayant bonne connaissance des libertés qu’offrent les technologies actuelles, ces créatrices outrepassent les frontières artistiques, générationnelles et culturelles, et offrent à voir des œuvres aussi innovantes que pointues sur les plans esthétique, conceptuel et technique.
Enfant de l’ère informatique, cette génération d’artistes est nourrie par la circulation instantanée d’images et inspirée par les outils de transformation et d’invention qu’offre le virtuel. En témoigne l’oeuvre de Sènami Donoumassou qui détourne librement les codes des jeux vidéos et des moyens de communication par lesquels nous nous représentons et exprimons en réseaux, pour questionner la nature des liens dans la sphère intime. Son installation Immersion nous invite à réfléchir sur la qualité des temps d’interaction qui s’offrent à nous. Elle nous plonge dans une scène aigre-douce de convivialité familiale, à une table virtuelle où les protagonistes, bien que liés entre eux par des liens de sang, ne trouvent plus de terrain de communication commun.
Du micro vers le macro, l’espace miné des relations familiales se fait le reflet des paradoxes de la société à plus grande échelle et révèle l’inquiétude de l’artiste vis-à-vis de notre capacité à échanger dans le “réel” physique et sensible. Consciente du poids du verbe dans l’héritage culturel qui est le sien, son oeuvre pose pertinemment la question du futur de l’oralité dans notre rapport aux nouvelles technologies. Loin d’être pessimiste, cette installation enjoint à prendre soin, toujours, des liens qui nous connectent, pour employer les outils du futur et non les subir.
La maîtrise des outils créatifs qu’offrent les nouvelles technologies ont été mises au service d’une oeuvre qui rassemble, dans l’atelier de Moufouli Bello. L’installation Ikpe, qui signifie “l’appel” en Yoruba, plonge le spectateur dans un lieu saint où la diversité des croyances résonne d’un mur à l’autre et fait entendre les dévotions de mille voix de part le monde dans un seul et même espace. Au seuil d’un espace qui apparaît comme sacré, des pieds défilent, se déchaussent et pénètrent le grand bleu. La natte outremer, couleur du mystère et de la complexité, couleur activatrice des puissances supérieures, confond l’espace sacré et l’espace filmique.
On entend réciter un Notre Père en langue Fon, et l’hindustani vishnuite qui chante la paix rencontre les chants soufis.
L’endroit que les pieds pénètre nous envoie à l’arrière du boîtier, à l’intérieur de nous mêmes. Cet intérieur est habité par des sons, des chants qui résonnent dans la tête du regardeur grâce au dispositif binaural que l’artiste a employé pour l’installation. À mesure que l’amas de souliers grandit à l’arrière plan et que les pieds défilent pour passer derrière nos têtes, vers l’espace sacré, des voix s’élèvent et font le tour de la boîte crânienne du regardeur. Un enchevêtrement de sons enregistrés dans des lieux saints, se mêle à des créations sonores profanes réalisées par des artistes et qui s’emparent respectueusement des liturgies, les détournent et se les réapproprient pour en faire des messages à large portée, adressés à tous, dépassant les frontières géographiques et culturelles. Les langues, les croyances et les voix se mélangent, on entend réciter un Notre Père en langue Fon, l’hindustani vishnuite qui chante la paix rencontre les chants soufis, l’appel à la prière du muezzin se transforme en poème humaniste, dit en langue Yoruba, qui appelle à l’unification.
Le dispositif de l’œuvre plonge physiquement le spectateur dans l’utopie que l’artiste propose : une communauté-monde dans lequel les sacrés s’embrassent pour une élévation collective grâce à un culte nouveau. Le Bénin dans lequel l’artiste nous projette est un pays de tolérance, de syncrétisme, de diversité, de mélange et d’interférence des croyances entre elles. L’énergie synergique que Moufouli Bello diffuse avec cette oeuvre repose sur un profond respect de l’artiste vis-à-vis des entités culturelles et spirituelles qu’elle invoque. Dans la dynamique du décloisonnement qu’elle met en scène, le monde n’est ni lisse ni uniforme mais habité des savoirs des générations passées et des ailleurs.
Ce respect vis-à-vis de l’héritage, des mémoires et des aînés apparaît comme une caractéristique commune à cette nouvelle génération. De la même manière, l’oeuvre d’Éliane Aïsso, Ayodele, fait particulièrement sentir la subtilité avec laquelle elle intègre les souvenirs dans sa pratique artistique. Pour cette exposition, l’artiste interroge l’histoire personnelle d’un de ses amis d’enfance. La série photographique qui résulte de cette recherche est dotée d’une grande force narrative : elle met en lumière les souffrances, les tourments et les violences qu’a subi cet enfant.
Œuvre hybride par le dialogue de l’installation et des photographies, l’esthétique qu’elle y défend répond à son sujet : elle parvient à créer un pont entre la silhouette qu’elle fait jaillir du sol et ses épreuves photographiques en traitant de façon attentive et singulière la plasticité de l’image imprimée. Elle transfert, gratte et lacère ses photographies pour donner au souvenir une dimension matérielle et sensible, concrète et présente. En relation avec ces mémoires sombres, des passés qu’il faut rappeler et honorer pour réparer, l’oeuvre d’Eliane Aisso rend présent le fantôme d’Ayodele. Elle donne corps à l’enfant disparu et reconstitue ses souvenirs pour que l’art permette une sauvegarde de sa mémoire et de son histoire. L’artiste rappelle à travers cette oeuvre un paramètre important dans les cultures qui vivent au Bénin, en particulier les groupes Fon-Yoruba, dans lesquels les figures des revenants, les ancêtres disparus, sont invoqués lors d’événements importants qui rythment le quotidien pour assurer à la communauté une transition paisible.
Ces trois artistes savent interroger les traditions en perspective avec l’actualité et proposent des réponses renouvelées grâce à l’usage des nouvelles technologies. Mais au delà, elles questionnent également les codes sociaux et professionnels qui se sont appliqués jusqu’ici. Tout d’abord, elles ont inventé des outils et cherchent des savoir-faire pour se construire en tant qu’artiste, sans se reposer sur des maîtres, des protecteurs. Émancipées des intercesseurs et faiseurs d’artistes, elles permettent, par leurs œuvres, leurs méthodes de communication, leur manière d’être en présence dans le monde physique et virtuel, de réduire encore davantage la frontière entre l’art et les mutations de la société.
Un article de Cléophée Moser
Featured image : Moufouli Bello, Ikpe, installation vidéo et dispositif binaural, 4min 55s, 2018 (capture d’écran).
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