Ce qui autrefois fut un groupe de jeunes artistes lushois (en république Démocratique du Congo), réunis sous le nom du « Vicanos Club » (« notre village »), s’est hissé pour la 6ème fois au rang de la « Biennale », ce moment de consécration où la création contemporaine du continent et d’ailleurs reçoit l’attention particulière des regards extérieurs.
À bien des égards, le « Vicanos club » a inscrit son trajet dans un récit aux accents babéliens. Porté lui aussi par l’ambition de recréer un village, il a voulu mettre au service de sa communauté alors frappée par les pillages des années 1990, ses différentes compétences pour bâtir un espace qui, au travers des arts permettrait de déployer ses ailes vers le reste du monde, pour se faire un nom, une façon d’exister à travers un regard.

Cette année encore, la Biennale de Lubumbashi a fait honneur à cette ambition de déplacer le curseur de l’attention vers d’autres segments géographiques du continent africain. En conviant comme à son habitude, artistes du continent et au-delà, jeunes curatrices (une première) et s’armant, pour certains de façon contestable, d’une brave équipe de professionnels belges.
Réinventant à chaque édition depuis une décennie de nouveaux cadres, cette rencontre n’a pourtant rien d’une évidence. Cette manifestation à l’économie des plus modestes déjoue à bien des égards les attendus presque sacralisés du « white cube ». Ici, on ne crée pas à partir d’une page blanche, on compose sur fond de rouille, celle d’une vieille machine dont chaque rouage doit être huilé pour espérer engendrer un engrenage. On pense dans un espace où l’aliénation coloniale est devenue un piège mental où seuls les balanciers des funambules, alors pris pour des fous, pourront s’assurer d’un moment d’inertie. On se meut dans un espace où la circulation est régie par des robots appliquant les lois de la loterie des passeports. On respire la fumée toxique de la nostalgie d’une époque de providence dont les effluves viennent saouler les jeunes âmes se languissant de la venue d’un changement larvé. On s’éclaire à la lueur aléatoire d’un réseau électrique dont on ne voit que la facture et que seule la symphonie des générateurs électriques viendra alléger.
Cette rencontre au fond, c’est juste un prétexte. Un prétexte pour venir observer de plus près une grande pyramide, la sépulture des souverains d’un grand et vétuste empire dont les fantômes ne cessent d’invoquer le souhait d’atteindre des hauteurs de plus en plus considérables, ne laissant aux vivants que le choix de devenir les Damnés de la terre (1). C’est bien au pied du terril de la Gécamines (Société générale des carrières et des mines), vestige à haut potentiel de mémoire du poumon économique du Congo, que s’énoncent les enjeux de cette Biennale où s’entremêlent questions du rapport au travail, au temps, à l’imaginaire, aux rapports de pouvoir, au mouvement et à la race.
ici, tout part bien d’une rencontre avec l’image, « Picha »
Pris d’assaut par une armada de garde-fous que sont tous ces artistes venus du continent et d’ailleurs, ils se sont vaillamment attelés à creuser dans ses gisements, au travers d’un large répertoire de pratiques. Le temps d’un instant, la ville de Lubumbashi s’est fait l’hôte de tous ces discours qui nous questionnent sur notre raison d’être à l’ère des « post ». Post-industrie, post-colonie, post-apocalypse, postes Instagram, je poste et je reposte. Parce qu’ici, tout part bien d’une rencontre avec l’image, « Picha » (2) (en swahili), devenu l’un des radeaux du Vicanos Club qui tente de naviguer entre ses promesses d’indépendance et les opportunités parfois piégeantes du marché de l’art occidental.
Plonger dans sa généalogie, c’est entrer dans les méandres d’une psychanalyse urbaine, voire continentale, hantée par un réseau saturé d’images physiques et mentales dans un espace frappé de plein fouet par les vices et entrelacements de l’histoire coloniale. Ces images qui, comme un jeu de tarot à 5 cartes nous laissent à voir une multitude de régimes de représentations reflétant le début de la fin d’une ère.

#1 L’image coloniale, cette vermine qui nous colle à la peau
Construite sur des lignes de ségrégation urbaines raciales durant la période coloniale, la ville de Lubumbashi s’est développée dans un imaginaire qui ne la représente pas dans sa vérité mais dans celle d’un pouvoir en place lui faisant croire à l’infériorité de sa race. L’image étant l’un des vecteurs privilégiés de la diffusion des dogmes coloniaux et raciaux auprès du grand public, elle constitue le point de départ de beaucoup d’artistes qui, chacun à leur manière, tentent de s’en défaire. La plongée dans les archives photographiques impérialistes « The Recaptionning Project : Dyptique à plusieurs voix », offerte par la commissaire Sandrine Colard, nous expose en huis clos à une conversation intime avec une mémoire collective congolaise tapie dans les tréfonds d’un narratif du passé et dont le mutisme résonne dramatiquement au-delà des frontières congolaises. L’exposition laisse à entendre de l’intérieur le récit commun d’hommes et de femmes à qui l’on a imposé une manière de se regarder et dont le vécu et le ressenti ont jusqu’alors été annihilés. Dans un travail de déconstruction vidéographique, Grada Kilomba aborde cette même violence en revisitant le mythe de Narcisse et Echo pour poser la question de la dissolution des corps et des esthétiques dans un modèle qui répond aux codes d’une société. Elle souligne ainsi les notions de sacrifice et de douleur qu’implique la contrainte d’atteindre un canon esthétique de beauté différent du sien et de la double identité qui en émerge.
#2 L’image volée, celle que l’on réclame en chœur

L’histoire prescrite entre la Belgique et le Congo situe la ville de Lubumbashi dans un enchevêtrement inévitable de mouvements avec le reste du monde. Le travail de nombreux artistes témoigne de ce va-et-vient naturel existant entre le continent africain et ses diasporas dans leurs tentatives « décoloniales » et de réappropriation des œuvres d’art et de cultes prises en otage. Se faisant l’écho d’une vulnérabilité psychique engendrée par la soustraction patrimoniale du continent, le Collectif Cadjigue(3) s’interroge dans un dispositif vidéo expérimental sur toutes ces entités sacrées témoignant du passage du temps, et du devenir de leur valeur spirituelle une fois exposées dans les musées occidentaux. En initiant une conversation sur la restitution et l’extraction coloniale de l’art et de la culture , nourrie depuis peu dans la capitale belge et depuis près d’un siècle sur le continent, il tisse des liens avec un réseau discursif mondial faisant appel à tous ces objets dont l’accès vital, pourtant empêché, constitue pour nombres d’artistes une encyclopédie d’images à se réapproprier pour en esquisser un nouveau récit dans les ruines du désastre colonial.
#3 L’image cryptée, celle qui fonctionne au Lithium

Plongée dans le noir, la ville de Lubumbashi l’est régulièrement au même titre que d’autres villes congolaises. Tiroir de minerais dans lequel le monde entier vient puiser l’énergie nécessaire à la construction de ses utopies technologiques, elle a pourtant appris à nager dans les couches de l’opacité du système.
Certains artistes ont alors vu dans l’image une opportunité de se réapproprier les forces obscurantistes du digital pour les saturer de nouvelles couches de résilience. Tel est par exemple le travail de David Shongo qui utilise la poésie du blackout comme un moyen de censurer un regard colonial tout en conservant la charge cachée de ces images en repoussant les limites du digital, témoignant du rôle de plus en plus prononcé du numérique sur le continent comme un support de production culturelle et de diffusion de stratégies de résistances. Un double langage réinventant des modalités de dénonciation au travers de circuits parallèles devenant alors les seuls espaces de rédemption face aux nouvelles colonisations technologiques.
#4 L’image fantasmée, celle qui mène au naufrage

Réinvestir la salle des fêtes de la Gécamines – ayant réarticulé de son paternalisme industriel les clivages sociaux et culturels créés lors de la colonisation -, est une façon symbolique pour certains artistes d’indiquer que le pouvoir n’appartient plus aux autres. Comme exposé dans le travail photographique de Georges Senga, l’accès à la culture audiovisuelle reste ancré dans de profondes divisions de classes sociales entretenues par la domination de la culture de la Gécamines qui offrait un ensemble de privilèges et de loisirs à ses employés. Si l’image en mouvement a pu dans une certaine mesure porter les aspirations d’une élite, elle a aussi nourri les chimères d’un prétendu modernisme venu d’ailleurs, narguant dangereusement le chaos d’un quotidien désespéré. Dans la vidéo « Les Naufragés de la Méditerranée », Tiécoura Ndou parle de ce miroir aux alouettes qu’est le continent européen dont l’image fantasmée aux travers des écrans de télévision pousse une jeunesse à se jeter à l’eau pour atteindre ce mirage, comme un pèlerinage vers la modernité, là où espoir et désespoir se parasitent dans une nouvelle temporalité de l’esthétique.
#5 L’image à inventer, celle qui est déjà dans le futur

Celui qui n’est pas en mesure de se projeter dans le futur ne s’y trouvera pas. Tel est l’adage de nombreux de ces artistes qui ont traduit cette volonté d’habiter le vide laissé par le fardeau d’une histoire trop lourde à porter pour le transformer en l’adaptant à un état actuel des choses. L’installation « Nuit debout » de Nelson Makengo parle d’elle-même. En partant de la ville de Kinshasa, régulièrement plongée dans le noir, l’artiste nous donne à voir comment « la population réinvente la question de l’éclairage individuel pour contrer les ténèbres, l’obscurité, les ombres personnelles et collectives »(4). Parvenir à écrire ses propres histoires sans compter sur autre chose que la force de l’esprit, c’est sans doute là que se trouve le début de l’image du futur, celle qui a pour vocation de réinventer le quotidien, faisant revivre l’âme de tous ces espaces abandonnés par le système. Une image qui a appris à se renouveler sans demander la permission, sans trop se poser de questions,qui n’attend plus rien des promesses de la providence et qui s’accapare de son destin pour imposer une nouvelle lecture de la réalité.
Loin d’être une évidence, la Biennale de Lubumbashi est devenue le symptôme d’une nécessité, d’une injonction de faire vivres ces espaces de prises de conscience et de processus quotidiens, là où penser pour soi-même est presque devenu un sacrilège, une impossibilité d’exister. Parce que la Biennale au fond, c’était juste un prétexte. Un prétexte pour donner voix à toutes ces vérités qui souvent prennent naissance en périphérie des grands discours, dans des ateliers bien gardés. Là où toutes ces générations de garde-fous viennent, depuis le haut d’un terril, s’assurer de la pollinisation des indépendances. Restant fidèle à leur promesse initiale, ils tenteront dans cette guerre des représentations d’exister au travers d’un regard, sans se brûler les ailes. Parce que le simple fait d’y penser, c’est déjà une chance d’y arriver.
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- Essai analytique se penchant sur le colonialisme, l’aliénation du colonisé et les guerres de libération écrit par l’écrivain martiniquais Franz Fanon en 1961.
- PICHA asbl est une structure indépendante fondée en 2008 pour favoriser l’émergence et la professionnalisation de la jeune scène artistique de la République démocratique du Congo.
- L’association a pour objectif de valoriser la culture matérielle et immatérielle (écologique et sociale) de Bijagó en Guinée Bissau et le développement de méthodes créatives de production performative et audiovisuelle.
- Citation de Nelson Makengo.
Un article de Serine Mekoun
Featured image : Terril Gécamines ©Serine Mekoun 2019
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