Avec sa première exposition personnelle en France, l’artiste américain Kambui Olujimi poursuit son exploration du monde des rêves et ses multiples interprétations, en déployant une œuvre d’une grande délicatesse où prennent forme ses réflexions sur la mémoire collective et son effacement, abordés par le prisme de l’inconscient. Intitulée THE LOST RIVERS DREAM INDEX, VOL.3, l’exposition était présentée à l’automne 2023 à la galerie Cécile Fakhoury à Paris.
« Dreams are sponges for the things that we see », Kambui Olujimi.
Si seules des aquarelles sur papier étaient exposées, Kambui Olujimi mobilise une grande variété de médiums dans sa pratique artistique : sculpture, installations monumentales, photographie, vidéo, écriture et performance. Avec beaucoup d’humour, son travail s’applique à détricoter le fonctionnement de la psyché collective pour proposer de nouvelles perspectives, permettant une meilleure compréhension des événements historiques, notamment de l’histoire noire. Les modes de pensée établis, que l’artiste aime nommer des « inévitabilités », sont la matière première de sa recherche qui vise à changer les perceptions de ces fameux points de vue et idées reçues, notamment sur l’imaginaire colonial.
Le point de départ de cette nouvelle exposition est la création du troisième volet de son Dream Index, dont la première version est née en 2007. Ce petit livret, permettant l’interprétation des rêves, accompagne les œuvres de l’exposition. Grâce à celui-ci, Kambui Olujimi nous donne accès à la prémonition de nos rêves, qui semblent avant tout servir à satisfaire nos désirs. Pour cela rien de plus simple, il suffit de s’en saisir au réveil et de se référer à ses différentes entrées. Par exemple si vous pratiquiez le roller derby dans votre dernier rêve, vous auriez grand intérêt à ne pas manquer de zèle, auquel cas vos projets échoueront (à noter également que votre numéro porte bonheur est le 955). On y retrouve aussi de grands classiques, comme le cauchemar de la perte de dents. Cependant, gagner des dents serait définitivement un signe de déviance sexuelle. L’artiste propose une adaptation burlesque des véritables Dream Index, originaires des Caraïbes et d’Asie. Semblables à de petites mythologies contemporaines, ils se vendent dans les petites boutiques de Harlem ou de Brooklyn. Ce travail est également une continuité de son exposition Future Continuous (2019) au Studio Museum in Harlem où Kambui Olujimi y présentait des dessins de ses propres rêves et ceux de son entourage en collaboration avec le photographe Andre D. Wagner.
Une célèbre patineuse artistique entourée de deux félins, un appétissant gâteau à la crème toutes bougies allumées, ou encore un charmant pasteur couvrant de ses mains le visage d’un fidèle. Ces surprenantes constructions oniriques sont aussi une démonstration de sa maitrise de l’aquarelle, qu’il dilue ou concentre pour représenter cet effet vaporeux du rêve, laissant par moment des étendues de papier vide. L’apesanteur, entre agréable lévitation ou perte de contrôle, est un élément majeur dans le travail Kambui Olujimi – tant du point de vue formel que conceptuel. On peut l’interpréter comme une forme de libération dans un monde où le corps noir est en alerte et n’a pas le luxe de l’alanguissement. Loin du rêve doux et reposant, beaucoup de ses œuvres expriment par endroit le lourd passé historique dont est marqué l’inconscient collectif noir. Plusieurs d’entre elles ont ainsi une part plus sombre, où le rêve se transforme brusquement en cauchemar. Un python démesuré, sorte de chimère moderne, enlace et étouffe un jeune couple photographié lors de son bal de promotion, une image qui pourrait tout à fait illustrer la fin tragique d’un conte pour enfant en servant de morale (Python and Palm Queen, 2023).
Il y a aussi le poids de l’histoire, matérialisé par l’absence. Dans Confederate Gravy Yard + Masked Monument, 2023, les tombes sont gommées et les statues confédérées emballées. Il y a aussi ce gâteau d’anniversaire aux bougies allumées qui pourrait symboliser les anniversaires manqués par les personnes disparues sous le poids de la suprématie blanche. Mais cette histoire noire apparait aussi avec fierté par le biais de figures fortes. Ici, l’image de la patineuse artistique franco-américaine Surya Bonaly revient à plusieurs reprises. L’athlète, qui jouit d’une grande place au sein de la culture populaire noire, est devenue un symbole d’excellence. Une des seules femmes noires à avoir été connue dans le milieu du patinage artistique, elle incarne aussi une forme de rébellion grâce au « Bonaly », une figure (le salto-arrière jambes tendues) que les jurys lui interdissent de pratiquer lors des compétitions car jugée trop dangereuse. Mais Surya Bonaly s’évertue à la réaliser pour défier les jurés, dans un système où les personnes noires qui excellent sont perçues comme menaçantes. Dans un premier tableau Surya Bonali est représentée en lévitation, au point culminant de sa fameuse figure interdite (Star Walker, 2023). Une seconde œuvre aux couleurs acidulées lui donne un aspect majestueux en la représentant sur un podium, entourée de deux félins (Surya and Ocelots, 2023).
Kambui Olujimi est un artiste bien connu de la scène artistique de New-York, ville où il grandit dans le quartier de Bedford-Stuyvesant à Brooklyn, avant d’étudier à la Columbia University (MFA). Ses œuvres sont présentes dans les collections de plusieurs grands musées de la ville : le Whitney Museum of American Art, le Brooklyn Museum et le Studio Museum in Harlem. Il était aussi l’un des premiers résidents de Black Rock, lieu de résidences fondé en 2019 à Dakar, Sénégal, par l’artiste américain Kehinde Wiley.
Un texte rédigé par Aby Gaye