Loin d’être des sortes de grosses toiles d’araignées fixées sur le mur ou déposées sur le sol de manière délicate, on a bien affaire à des créations conséquentes ; Elles évoquent la patience, la méditation et la féminité ; Le matériau qui est utilisé est propre à l’univers vestimentaire ; C’est un produit de création.
C’est le travail d’Enam Gbewonyo, une artiste textile et performeuse ghanéo-britannique qui vit et travaille à Londres. Elle s’approprie les techniques et pratiques ancestrales de tissage, qu’elle emprunte par expérience et par héritage à la tribu Ewé du Ghana dont elle est originaire. Ses créations se construisent autour d’un questionnement de l’humanité, de la spiritualité, de l’identité et de la féminité. En lieu sûr, le Musée national du Cameroun, bâtiment colonial, accueille de manière logique le travail d’Enam1.
Invisibility Cloak et The Oculus/The Third Eye sont deux œuvres présentées dans le cadre de l’exposition “Memoria : récits d’une autre Histoire”. Ce sont des broderies qui fonctionnent plus ou moins en diptyque. Réalisées à partir de collants à la matière légère et fine, la première s’apprécie sur un mur tandis que la seconde est une installation assortie d’un acte performatif, où les paroles et les gestes de l’artiste participent à la construction et à l’activation de l’œuvre. Délicatement agencée, la matière est pour elle une occasion de jouer avec une variété de couleurs (terre, brun et noir) qui participe à monotoniser le geste ou à créer de la profondeur telle une spirale creuse.
Le collant, prétexte métaphorique, est un moyen de raviver la mémoire. Pour l’artiste, cet accessoire vestimentaire a contribué à la marginalisation et à l’invisibilisation des femmes noires. C’est non seulement le moyen de dénonciation de la pérennisation d’un système colonial sur nos identités, mais surtout, d’exorcisme des démons que cette époque a créé en nous.
La tendresse du collant et le mouvement presque séducteur du geste de ces pièces révèlent un univers d’intimité et de féminité. Mais de quel corps parle-t-on ? De ce corps de femme à la peau flétrie qui témoigne de l’éphémérité et de la fragilité d’une séduction falsifiée. Par cette matière légère à la couleur étendue, l’artiste évoque le blanchiment de la peau comme la quête d’une apparence, signe propre du culte du rejet de soi et de la conception de la peau blanche comme une norme. Comme Ernis, on est en voie de comprendre que le Djansang2 est le fruit d’une mémoire occultée par le colonialisme quand elle écrit : « Je me souviens de ces photos d’enfants noirs qu’on peint en blanc après les avoir lavés avec du savon […]. Dans ce village, la plupart des femmes au-dessus de vingt ans se blanchissent la peau pour plaire ou tout simplement pour avoir confiance en elle 3. »
La redéfinition du matériau nous dirige dans un travail au concept du ready-made, où l’artiste s’offusque contre cette consommation de deuxième rang quand on sait bien qui produit la matière première.
De Mokolo4 aux marchés de Mokolo ou Nkolouloun5 , en passant par les grosses industries de la mode en Occident, Enam Gbewonyo appelle à la reconsidération de la répartition de nos ressources.
La construction de la forme dans ces travaux évoque autant le territoire que la répartition des ressources. Les accords de tissage de l’artiste nous font percevoir la matière comme quelque chose de précieux, mais aussi de fragile et dangereux. Elle nous rappelle ce filet de pêcheur stable et en mouvement dans lequel on se fait piéger. Un lointain écho à la crise NoSo ou l’évocation d’un héritage dangereux qui crée la confusion et positionne les Camerounais dans une sorte d’invisibilité, où ils s’identifient comme anglophones ou francophones.
« Le collant, prétexte métaphorique, est un moyen de raviver
la mémoire. »
Loin de questionner, de fustiger ou de décrier, le travail d’Enam Gbewonyo est aussi le lieu d’un apaisement en pesanteur sur le sol. De manière particulière, elle nous invite, avec The Oculus/TheThird Eye à une conversation ouverte, entre son corps gestant-parlant et ses tricotages de collant. En contact avec ce travail, on s’invite à la prise de conscience
spirituelle qui encadre la (re)considération du soi et de notre humanité. Devant ce dispositif-espace de prise de conscience collective, le public affronte cette douloureuse mémoire aux tentacules politiques pour
guérir des vents violents du pouvoir colonial. Le travail d’Enam Gbewonyo s’inscrit dans une certaine complexité nécessitant plusieurs niveaux d’appréciation. Face aux crises contemporaines, il nous laisse découvrir un art dans son essentialité spirituelle, celui qui nous conduit vers nous au nom d’une reconsidération saine de la Mémoire.
Un texte rédigé par Patrick Ngouana
Instagram : @enamgd
Ce texte est extrait du catalogue “Memoria Yaoundé” publié à l’occasion de l’exposition Memoria : récits d’une autre Histoire présentée au Musée national du Cameroun du 10 février au 31 juillet 2023, dans le cadre de l’itinérance de l’exposition éponyme présentée en 2021 au Frac Nouvelle Aquitaine MÉCA, Bordeaux, puis en 2022 au Musée des cultures contemporaines Adama Toungara, Abidjan.
Le catalogue est téléchargeable gratuitement ici: Memoria Yaoundé
1 La volonté d’Enam Gbewonyo est de présenter son travail, et surtout la pièce The Oculus/The Third Eye, dans un lieu de mémoire. Or, le Musée national du Cameroun fit office de palais de gouverneur pendant le protectorat allemand et il fut aussi l’ancien palais présidentiel du feu président Ahidjo.
2 Expression inspirée d’une épice camerounaise de couleur brune.
De caractère péjoratif, elle est prononcée pour évoquer le culte du
blanchiment de la peau noir.
3 Ernis, Comme une reine, Prix voix d’Afrique, JC Lattès, 2022, p. 225-226.
4 Lieu de production du coton situé dans l’extrême-nord du Cameroun.
5 Marchés populaires des villes de Yaoundé et Douala au Cameroun.
6 Crise Nord-Ouest et Sud-Ouest, communément connue sous l’appellation de « crise anglophone ».