AKAA 2018 prend place au terme d’une année durant laquelle les notions de frontières et de territoires ont été – plus que jamais – au cœur des discours politiques et questionnements sociétaux de par le monde. La troisième édition de la foire d’art contemporain parisienne interroge sur les notions de Nord, de Sud et plus particulièrement de « Sud Global » à travers une sélection d’artistes et une programmation culturelle mettant en exergue les relations entre ces différents territoires. Au fil d’un échange d’emails, Dominique Malaquais (senior researcher à l’Institut des Mondes Africains, CNRS) et Françoise Vergès (politologue, historienne, féministe, titulaire de la chaire Global South(s) au Collège d’études mondiales) nous instruisent sur les origines et les interprétations possibles du « Sud Global ».
Chère Françoise,
Le « Sud » dans « Sud Global » – terme/appellation/notion que nous employons toutes les deux – pose problème. Il pose problème à deux égards, que nous avons souvent évoqués. D’une part, il est singulier ; on dit en général « Sud Global » plutôt que « Suds Globaux ». Or, s’il est une chose qui est certaine, c’est qu’à l’échelle globale le terme « Sud » est terriblement réducteur. D’autre part, le « Sud » de « Sud Global » n’existe que dans un rapport au « Nord, » lequel « Nord » le désigne en tant que « Sud » ; autrement dit, pas de « Sud » sans matrice Nord-Sud, et cette matrice est une invention au service d’une partie du monde – celle où paraît ce texte – qui, depuis quelque cinq cents ans, se targue d’être au centre du monde.
Repenser la matrice Nord-Sud veut qu’on « provincialise » cette partie du monde, c’est à dire que l’on questionne sa revendication de centralité. Mais, comme tu l’as souvent remarqué, cette approche ne fait sens que si on déplace réellement son regard, vers d’autres cieux géographiques, mais aussi politiques plus inclusifs : si on s’ouvre à des voix (de femmes, notamment), et à des luttes (sociales, politiques, économiques, environnementales) qui questionnent l’hégémonie de ce « centre » auto-proclamé.
On tend à penser la notion de « Sud Global » au présent. Mais, tu l’as bien montré, elle est incompréhensible si on ne la pense pas sur la longue durée et, en particulier, en rapport avec la longue histoire de l’esclavage et son ombre portée sur le présent.
Bien à toi,
Dominique
Dar Es Salaam, septembre 2018
Chère Dominique,
Tu as évidemment raison de souligner que le « Sud Global » n’existe que parce qu’un Nord colonial, raciste et hégémonique a construit depuis le 16ème siècle un « Sud » pour mieux l’exploiter, le déposséder et effacer ses Histoires, ses mémoires, ses langues et ses cultures. Néanmoins, comme tu le soulignes, cette construction ne doit pas masquer une longue histoire d’échanges, d’emprunts, et de circulations entre les Suds. Je travaille d’ailleurs depuis plusieurs années sur les mondes « Sud-Sud » où le Nord est en périphérie.
Une cartographie très riche et très complexe apparaît, dès lors qu’on s’attache à étudier les routes culturelles et artistiques entre l’Afrique et les Suds, loin des frontières artificielles et violentes que le colonialisme a imposées entre le continent africain et les îles qui le bordent. Depuis des siècles, des connections existent entre le continent et l’Asie, les Caraïbes-Amériques et ce qu’on connaît moins, entre l’Afrique et le Pacifique. Ces circulations mettent à jour des routes culturelles et artistiques qui ne se constituent pas en regard, en opposition, ou en miroir de l’Occident.
Les artistes s’emparent de cette immense archive pour la revisiter, la tordre, la contourner, faire apparaître ce que le colonial a voulu masquer, effacer, posséder, dans le but de la réinterpréter, de travailler contre elle, ou même de l’ignorer. Tissus, sons, images, objets, sont des matières à travers lesquelles ils explorent mémoires, récits et imaginaires, pour revoir, réécrire et ré-imaginer passé, présent et futur. Dans ce corpus, le corps noir – féminin, masculin ou transgenre – qui a été réduit en esclavage, mutilé, torturé, instrumentalisé, exhibé, sexué, ou possédé par le regard du pouvoir colonial, reste au cœur du mouvement de réappropriation/réinterprétation.
Les artistes présents à AKAA explorent ces archives, réinventent le présent ou se projettent dans le futur, ignorant les injonctions ou les identités que l‘Occident veut imposer. Un processus de décolonisation est à l’œuvre, lent mais puissant, diversifié et ouvrant des voies de désaliénation, et de nouveaux itinéraires « Sud-Sud » culturels et artistiques.
Affectueuses amitiés,
Françoise
Featured image : Shiraz Bayjoo, World view & Field Workers, 2013. Acrylique, résine, meuble de récupération. 71 x 105 x 51 cm. Courtesy of Shiraz Bayjoo and Ed Cross Fine Art.
Cet article a été rédigé pour The Art Momentum | AKAA Paris Artpaper. [English version inside]
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