L’été dernier, à Charlottesville, on a déboulonné des statues. À Berlin, on a remplacé certains noms de rues. Quatre ans auparavant, en Martinique, la statue de Victor Schoelcher s’est faite vandalisée. La raison ? Pourquoi continuer à honorer des bourreaux tels que le général Lee, ou Jean-Baptiste Colbert, ministre de Louis XIV et auteur du Code Noir ?
Pourtant les blessures sont encore vivaces, les stigmates visibles à qui veut bien les voir
Ainsi, des populations qui jusqu’ici semblaient dociles, ont réveillé les souvenirs douloureux que les puissants voulaient oublier, et à la mutilation des mémoires passées répondent aujourd’hui par des ablations symboliques. Or, ces opérations de décolonisation mettent aussi en lumière l’absence criante de lieux et d’objets autour desquels penser ces blessures de l’histoire. Nombres d’archives sur l’esclavage, pour n’évoquer que cette plaie, ont été effacés, et aujourd’hui encore, peu de traces nous parviennent de la vie des hommes, des femmes et des enfants dont c’était la condition. Ce qui nous apparaît de cette époque, ce sont surtout des collections d’instruments esclavagistes, comme les fouets, les chaînes, le Code Noir, qui viennent ainsi s’ajouter aux statues de leurs possesseurs, comme seules traces visibles de cette histoire. Pourtant les blessures sont encore vivaces, les stigmates visibles à qui veut bien les voir, et il suffit de tendre l’oreille un instant pour entendre les millions de voix réclamer reconnaissance, dignité, et réparation.
Aussi s’est-on réjouis de la venue en France de la collection Déborah Neff l’hiver dernier, qui nous invitait à poser un regard nouveau sur la vie des africains-américains, durant l’esclavage, puis la ségrégation qui s’en suivit. Un regard à hauteur d’hommes, et surtout de femmes, et d’enfants, deux groupes de personnes qui, du fait de leur race, de leur genre et de leur âge, ont souvent été doublement relégués à l’ombre des archives. Ces poupées uniques, fruits du travail de femmes anonymes, pour qui les possibilités d’expression étaient quasi-nulles, sont, du simple fait de leur existence, un acte de résistance. Pour ces corps considérés d’abord comme main-d’œuvre, comme machine biologique, la création, même réduite, c’était exister, c’est à dire s’extirper de sa seule condition biologique ici doublée d’une condition de propriété privée.
L’exposition accueillie par la Maison Rouge était donc l’occasion de retracer l’histoire de corps réanimés dans la création, et s’aménageant des espaces que la géographie officielle et imposée leurs a volés. Envisagée comme « un catalogue de questions » par Déborah Neff, cette collection d’objets à la fois esthétiques, usuels et symboliques exigeait une mise en espace qui saurait préserver cette multiplicité de sens. La scénographie redonnait ainsi à ces poupées leur dimension complexe et mystérieuse. La lumière y était travaillée de manière à laisser de l’espace aux ombres projetées, démultipliant les silhouettes des poupées, sans les englober dans un seul spectre de lecture. À cette dramaturgie de la lumière s’ajoutait la mise en espace, loin des expositions « sous-cloche » qui stérilisent trop souvent les œuvres non issues du corpus occidental (on pense notamment aux masques et aux statues dont la valeur sacrée et rituel est rendue totalement inopérante dans le contexte d’un musée classique).
«Ici, les poupées respirent », soulignait ainsi Nora Philippe, commissaire de l’exposition.
Cette histoire intime des gestes se double alors d’une histoire de frontières, inscrite dans ces corps de chiffon, comme ces poupées faites de deux bustes, qu’une jupe soulevée, retroussée, permettait de faire passer du noir au blanc. Création progressiste permettant l’usage des deux identités, ou métaphore inconsciente du viol ou du métissage ? La question restera en suspens, tout comme celles qui se sont posées à la vue de cette poupée dont le masque noir, amovible, recouvre un visage blanc dont les traits sont à peine esquissés.
Une coutume relativement répandue, qui consistait à offrir un petit esclave au jeune enfant du maître.
Quelques documents accompagnaient les œuvres, sans pour autant, là non plus, en proposer un éclairage unique. De nombreuses photographies, familiales ou à visée promotionnelle, montraient les poupées en situation. Enfants blancs serrant la poupée offerte par la nourrice qui l’accompagne, mais aussi poupées blanches dans les mains d’enfants noirs. Offrir une poupée noir à l’enfant blanc du maître pouvait revêtir plusieurs sens. C’était un moyen d’introduire dans le berceau un peu de son existence, comme par procuration. D’autres fois, il s’agissait par ce geste de marquer un lien de filiation que la loi et les mœurs reniaient. Enfin, ce fût aussi, comme le rappelle Elsa Dorlin, la répétition d’une coutume relativement répandue, qui consistait à offrir un petit esclave au jeune enfant du maître.
Ces poupées sont donc des témoignages silencieux, mais dont les secrets passent par d’autres voi(e)(x) : on y décèle les gestes attentionnés, minutieux, qui reconstruisent, retrace le fil des identités torturées, l’attention accordée aux différents matériaux, à la retranscription des traits, etc. Pourtant, ces objets du quotidien recèlent, au delà de leur dimension esthétique indéniable, un véritable pouvoir. Pouvoir de représenter, se représenter et représenter les siens à travers un artefact qui, lui, aura peut-être plus de liberté de circulation, fera peut-être l’objet de plus de soins et d’attentions, entre les mains des générations d’enfants dont les nourrices noires s’occupaient.
Tout comme la création, la représentation de soi n’a ici rien d’anodin, et elle suit une révolution parallèle qui bouleverse les codes bourgeois de l’époque : l’arrivée de la photographie, qui se démocratise et permet aux individus de posséder leur propre image, d’en faire un objet de circulation*. Ces nouveaux dispositifs de mise en scène de soi s’inscrivent dans une longue histoire des droits à l’image et à la représentation, que ce droit soit enregistré dans la loi, ou bien qu’il s’inscrive dans les codes sociaux et culturels. À l’instar, donc, des bourgeois qui se mettent en scène, les populations noires de l’époque vont elles aussi, avec leurs moyens, s’octroyer ce droit à la représentation. Cette idée est par ailleurs théorisées dès le début du XXè siècle, par des militant.es noir.es et/ou féministes qui réclament, encore aujourd’hui, la création de poupées à leur image, et non issues des stéréotypes racistes, ou de poupons blancs simplement teintés. Car la poupée qu’on cajole, c’est l’apprentissage du soin et du souci de soi. La poupée noire devient le réceptacle des carences et des mutilations historiques, symboliques, et physiques, qui touchent la vie des noir.e.s, elle se fait corps, au delà de son statut d’objet.
Et puis il y a les bouches, aussi, qui ont été “cousues”
Et cette idée qui peut paraître évidente en théorie, nous revient en pleine lumière, lorsque l’on découvre, peut-être pour la première fois, des poupons en larmes, des silhouettes aux cicatrices cousues de fil rouge, ou aux plaies encore ouvertes de peinture écarlate. Et puis il y a les bouches, aussi, qui ont été “cousues”. Non pas pour dessiner un sourire, mais d’une manière qui semble les clore et les empêcher de rire ou crier, c’est à dire deux fois silenciées. De ces souffrances muettes, on en sait peu à peu davantage, grâce, notamment, aux slave’s narratives. Mais les poupées, elles, gardent leurs secrets ; en attendant de pouvoir, enfin, se reposer.
*Marion Zilio, Faceworld. Le visage au XXIe siècle, Paris, PUF, 2018.
Un article de Julie Aubry-Tirel
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