Parfois, une pièce concentre toute la force d’un travail d’artiste, comme un manifeste. C’est le cas du bronze d’Hamid Fakhoury, « Tanger », présenté en mars 2023 au salon DDessin Paris.
Bronze à patine noire de la fonderie de Coubertin, daté de 2022, il assemble une tête à l’aspect brutaliste et colossale, manifestement Africaine, un bracelet d’esclave, épais et doté de boules blessantes sur son pourtour que les jeunes filles portaient aux chevilles et qui les empêchait de s’enfuir, et un mortier marocain contemporain.
Trois objets chargés symboliquement. Et posés sur un bloc de chêne massif.
Cette tête originellement modelée dans l’argile, sans yeux mais pas sans regard, aux traits purs, à la fois précis et allusifs, rend hommage au geste créateur qui modela Adam de la terre. Ce bracelet d’esclave est sublimé en bijou de chefferie. Ce mortier monté à l’envers résonne de tous les efforts fournis pour inverser le martèlement des coups du sort en sons des tambours victorieux. Et ce bloc de chêne représente la densité des racines, de la force naturelle, la justice et la résistance : le chêne, comme chacun sait, rompt mais ne plie pas. Les fissures de ce bois évoquent les failles de la justice des hommes.
La tête, érigée comme un pilon phallique, élégant et puissant, éveille l’imaginaire, faisant appel à la fois aux fétiches d’ébène de l’Afrique ancestrale et aux sculptures guerrières, antiques autant que modernistes, d’un Bourdelle, dans un syncrétisme esthétique équilibré et stable. Fière, altière, intense et noble, cette tête n’est ni masculine ni féminine. Elle est humaine – et semble défier le monde avec réserve et dignité, mais fermeté. Elle est le gardien de la mémoire de l’esclavage, un tribut payé aux trafics d’êtres humains qui ne concernaient pas que le commerce triangulaire, mais aussi la traite des blanches et la prostitution. Tanger…
Hamid Fakhoury fond dans ses bronzes la révolte rentrée et l’âme irréductible de ces victimes.
Cette tête noire concentre les énergies de la lutte des esclaves, de leur survie, de leur souvenir. Nulle trace d’exotisme ou de condescendance post-coloniale. Pas de plainte malgré d’évidentes traces de souffrance. Le feu dévorant du malheur et de la haine s’est muté en intériorité hiératique. La beauté et la force, le calme Olympien, le feu sous la cendre, le travail sur soi, Djihad érigé contre les démons intérieurs et extérieurs, « Tanger » les concentre, comme un élixir.
La victime devient icône, l’esclave un être supérieur, le gardien de l’humanité commune, soumise à la souffrance et à la mort, et farouchement accrochée à la vie. Cette pièce irradie son énergie, comme si ce collier a priori étrangleur était un bouclier, comme si cette tête dressée pouvait se faire massue, comme si ce mortier retourné pouvait faire résonner nos pensées les plus sourdes, comme si ce bloc de chêne permettait l’élévation spirituelle.
Le bronze, attribut par excellence de la force des armes et des temps immémoriaux, est aussi un matériau couramment employé sur le continent africain dans la fabrication d’objets décoratifs mais aussi rituels. Il fut également le métal favori des Gaulois, qui en faisaient autant d’armes que d’éléments de chars ou de bijoux, dont les célèbres Torques. Collier porté par les chefs de tribu, les plus riches, les héros et les Dieux, le Torque ceint le cou du Dieu du ciel et du feu, de celui de la nature et de la forêt, et de celui de la Déesse du Soleil. Il symbolise la puissance.
« Tanger » concentre également des symboliques familiales et personnelles : une forme à peine voilée d’autoportrait pour l’artiste. Issu d’une famille de “Bleus”, ces Touaregs guerriers, redoutables adversaires des troupes coloniales, musulmans de tradition monogame, probablement parce que leur grande ancêtre était une femme cheffe.
L’aspect androgyne de cette tête rend hommage aux racines, et à l’équilibre d’une fratrie qui comptait, à parts égales, trois filles et trois garçons. L’artiste lui-même manifestait, jeune, une grâce féminine autant qu’une assurance masculine qui lui ont valu sa première carrière de mannequin-star de l’Agence Elite Plus dans les années 80 – à une époque où être mannequin Africain, Arabe ou Noir, relevait du défi.
Hamid Fakhoury signe avec cette œuvre le manifeste d’une vie, au crépuscule de sa cinquantaine. Passionné de symboles, de spiritualité, de mystères, il étudia la Cabbale et l’Alchimie. Il refuse d’expliquer, de répondre aux questions. Pour lui, produire une œuvre, c’est proposer un questionnement et émettre une énergie cosmique réparatrice. Âme marocaine éprise de magie et d’éternité, il modèle l’humain, pour donner une consistance incandescente et durable à notre fugace présence – et incarner, comme une provocation tranquille, notre dignité dans la souffrance, cet esclavage universel de l’Humanité.
Un texte de Cécile Dufay, galeriste et commissaire d’exposition. Directrice de la Galerie Cécile Dufay
« Tanger » sera présenté au Grand Palais Ephémère à Paris, lors du Salon Révélations, du 7 au 11 juin 2023.
Photo du haut: Hamid Fakhoury, Tanger, 2022. Bronze original. Fonderie de Coubertin, 35 cm soclée. Crédit photo Fredrik Hagblöm, 2022. Courtoisie Galerie Cécile Dufay.